"Mon vœu pour l’avenir ? Continuer à défricher des pays peu connus pour leurs créations en BD"

Portrait et entretien de professionnel

février 2025

BIEF : Après avoir fait une école de commerce, vous avez travaillé dans l'audiovisuel puis vous vous êtes lancé dans l'édition. À quel moment avez-vous découvert votre passion pour la bande dessinée ? Et pourquoi avoir fondé votre propre maison d'édition ?



"Je ne m'attendais absolument pas à ce que Çà et là remporte un jour un Fauve d'or"


Serge Ewenczyk : "J'ai toujours lu de la bande dessinée et je n'ai jamais arrêté d'en lire. C'est donc une passion qui remonte à plus d'un demi-siècle ! Mais je n'avais pourtant pas imaginé travailler dans ce domaine. Intéressé par la production de films, j'ai commencé ma carrière dans l'audiovisuel, notamment dans la production de dessins animés. J'aimais beaucoup l'animation, mais la lourdeur des projets, la complexité des montages financiers, le temps nécessaire à produire une série, cela m'a un peu fatigué et j'ai eu envie de me lancer dans une activité plus légère, plus rapide, avec moins d'interlocuteurs et des équipes réduites, tout en restant dans le domaine de la culture. C'est pourquoi j'ai décidé de créer une petite maison d'édition indépendante, qui me permettait de publier les bandes dessinées que j'aimais, en assumant les choix et les risques."


BIEF: Çà et là a pour vocation de publier des adaptations en français de bandes dessinées étrangères destinées à un public ado/adulte. Pourquoi ce choix et quelles sont les tendances internationales que vous observez ?


Serge Ewenczyk: "Jeune adulte, je lisais surtout de la bande dessinée américaine, en version originale. Je connaissais donc bien le marché de l'édition aux États-Unis dans toute sa diversité, et j'avais remarqué que de nombreux ouvrages que j'avais aimés n'étaient pas publiés en français. Par ailleurs, j'avais lu un article paru dans Le Canard Enchaîné sur le monde de l'édition dans lequel j'avais appris que les avances versées par les éditeurs français pour l'achat de droits étaient assez basses, ce qui rendait mon projet de maison dédiée au domaine étranger viable (à l'époque je pensais que les auteurs étaient payés des sommes importantes pour de la création). J'avais sous-estimé les coûts de traduction et de lettrage pour l'adaptation d'une bande dessinée en français, mais ensuite j'ai quand même gardé cette ligne. Les tendances internationales dans la bande dessinée sont les mêmes que celles constatées en France ces vingt dernières années : l'explosion du manga, l'arrivée de la bande dessinée de non-fiction dans les rayons des librairies, avec une très grande attention portée par les médias à ce type d'ouvrage, la féminisation du métier (surtout au niveau du nombre d'autrices) et la multiplication des parutions liée en partie au nombre croissant de maisons d'éditions."





BIEF: Si vous pouviez faire un vœu pour votre anniversaire, que souhaiteriez-vous ?


Serge Ewenczyk : "De continuer encore 20 ans à faire découvrir des auteurs et autrices de pays étrangers, défricher des pays encore peu connus pour leurs créations en bandes dessinées, accompagner les auteurs et autrices que nous suivons depuis des années… Les envies et les défis ne manquent pas ! Par ailleurs, 2025 marque la transformation de la société Çà et là en SCOP. Çà et là est donc devenue une coopérative détenue par ses quatre salarié.e.s, dont moi. Tous les choix éditoriaux seront désormais faits par notre petite équipe et cela se traduira peut-être par des changements dans la ligne éditoriale, nous verrons."


BIEF : De quels titres ou auteurs de votre catalogue êtes-vous particulièrement fier ? Pourriez-vous partager avec nous trois de vos coups de cœur ?


Serge Ewenczyk : "Pour la grande majorité des maisons d'édition indépendantes, le choix des livres publiés est motivé par des coups de cœur. Il est donc compliqué d'en choisir certains plutôt que d'autres. Mais je peux citer trois titres de notre catalogue qui sont passés un peu inaperçus aux yeux des médias ou qui n'ont pas trouvé leur public, ce qui est toujours un crève-cœur :


  • Storeyville de Frank Santoro, États-Unis. Un magnifique roman graphique au très grand format sur l'histoire d'un hobo pendant la Grande Dépression. Avec une très belle recherche formelle sur la narration en bande dessinée ;

  • L'Été des Bagnold de Joff Winterhart, Royaume-Uni. Le récit d'un été entre un jeune adulte et sa mère, tous deux ayant la plus grande peine du monde à exprimer leurs émotions. Je considère que cet auteur est l'un des grands artistes méconnus de la bande dessinée anglo-saxonne ; 

  • Come over come over de Lynda Barry, États-Unis. Certes cet ouvrage incontournable vient de recevoir le Prix du Patrimoine du Festival d'Angoulême mais cette autrice reste encore très peu connue en France alors que sa série de strips sur deux sœurs dans l'Amérique des années 1970 est un véritable bijou."





BIEF : À travers vos BD vous abordez une grande variété de thèmes sur la famille, l’intimité mais aussi des sujets politiques et sociaux, comme le mariage arrangé en Chine, l’esclavage moderne au Kurdistan… Selon quels critères faites-vous votre choix ?


Serge Ewenczyk : "De manière générale, j'apprécie tout ce qui relève de la non-fiction en bande dessinée. Nous avons donc publié au fil des années de nombreuses bandes dessinées documentaires, reportages ou autobiographiques, souvent sur des sujets de société. Dans ce domaine, nous avons des auteurs et autrices de référence comme Ulli Lust (Autriche), Mana Neyestani (Iran) ou encore Darryl Cunningham (Royaume-Uni). Dans le domaine de la fiction, j'aime les récits ancrés dans la réalité, dans le quotidien, avec des auteurs comme Marcello Quintanilha (Brésil), Andi Watson (Royaume-Uni) ou Anneli Furmark (Suède)."





BIEF : Formellement, vos choix peuvent être assez audacieux. La couleur des choses de Martin Panchaud par exemple bouscule complètement les habitudes de lecture en présentant les personnages uniquement sous forme de cercles de couleur. Qu’est-ce qui vous a fasciné dans ce livre ? Jusqu’où osez-vous aller ?


Serge Ewenczyk : "J'ai toujours été intéressé par le minimalisme en illustration et en BD et également par la représentation graphique de données et d'informations. Lorsque Martin Panchaud m'a envoyé La couleur des choses j'ai donc immédiatement accroché, d'autant plus qu'au-delà de l'innovation formelle il y avait un récit très bien ficelé et diablement prenant. En revanche, à l'époque nous ne publiions que des auteurs et autrices de pays étrangers et non francophones. Je lui ai donc donné une série de contacts dans des maisons d'édition françaises mais comme elles ont toutes refusé de le publier, Martin est revenu à l'attaque et j'ai décidé d'ouvrir le champ éditorial aux auteurs et autrices francophones pour l'occasion. Et dans la foulée nous avons publié le roman graphique Darna de la Marocaine francophone Zineb Benjelloun… Je n'avais pas de limites sur le degré d'abstraction ou de recherche formelle des projets que je choisissais jusqu'à maintenant (cela changera peut-être avec mes collègues éditrices). J'ai publié des auteurs qui ont poussé très loin l'expérimentation, comme les Américains Frank Santoro et Dash Shaw, ou encore le Polonais Lukasz Wojciechowski qui réalisé des BD avec AutoCAD, le logiciel utilisé par les urbanistes et les designers industriels. Ce qui m'importe, c'est le projet dans sa globalité et la capacité de ces auteurs à construire des récits en poussant dans ses retranchements la grammaire de la bande dessinée."





BIEF :  En 2022, vous avez créé le label Ginosko, dédié à la bande dessinée documentaire dans le domaine de la science et des sciences humaines. Qu'est-ce qui a motivé cette création ?


Serge Ewenczyk : "J'ai toujours été intéressé par la bande dessinée documentaire et de vulgarisation, qui existe de longue date (cf. L'Histoire de France en bandes dessinées dans les années 1970 ou la collection "pour débutants" à La Découverte dans les années 1980) mais ce genre était resté relativement marginal jusqu'aux années 2010. Il s'est ensuite rapidement développé. Çà et là en a un peu publié, notamment une série de trois petits ouvrages sur la santé mentale (L'Anxiété, quelle chose étrange ; Le Trauma, quelle chose étrange, et La Douleur, quelle chose étrange). Pendant le confinement, un agent coréen m'a présenté une série de bandes dessinées scientifiques, Science Express. J'ai décidé d'acheter les droits et de lancer un label spécifiquement dédié à la bande dessinée en sciences et sciences humaines. Nous avons donc créé ce label Ginosko et publié Gravité Express en 2022, Génome Express en 2023, ainsi que Loops en 2024, un documentaire dédié à la physique quantique. Mais les ventes n'ont pas été à la hauteur de nos attentes, et l'avenir de ce label me paraît compromis, notamment du fait des coûts de traductions et de relecture qui sont sensiblement plus élevés que dans les autres genres de la bande dessinée car nous devons engager des personnes ayant un très bon bagage scientifique pour relire et corriger les traductions."





BIEF : Vous avez été récompensé par deux Fauves d'or à Angoulême pour Écoute, jolie Marcia de Marcello Quintanilha et La couleur des choses de Martin Panchaud. Cette année encore, Walicho de Sole Otero sur l’histoire coloniale en Argentine fait partie de la sélection officielle d’Angoulême. Que signifie une telle reconnaissance pour vous et votre maison d’édition ?


Serge Ewenczyk : "Je ne m'attendais absolument pas à ce que Çà et là remporte un jour un Fauve d'or. C'est extrêmement gratifiant pour une petite maison indépendante comme la nôtre. Nous étions à la fois très heureux, très fiers, très surpris et très stressés car il fallait pouvoir gérer la communication, les réimpressions et tutti quanti. Cela a donné un énorme coup de projecteur sur Çà et là et notre catalogue. Ces prix ont aussi changé la carrière des deux auteurs concernés, le Suisse Martin Panchaud et le Brésilien Marcello Quintanilha. Les deux livres ont été vendus dans une dizaine de pays étrangers (ce qui nous a directement concernés dans le cas de Écoute, jolie Marcia dont nous détenons les droits monde). Et les auteurs ont été ultra-sollicités par les médias notamment dans leur pays d'origine. Depuis la création de Çà et là, nous avons eu trente-quatre titres en sélection officielle au Festival d'Angoulême et nous y avons remporté sept prix. En plus des deux Fauves d'or, nous avons eu deux prix Révélation (Trop n'est pas assez de Ulli Lust et Mon Ami Dahmer de Derf Backderf), le prix du Polar (Tungstène de Marcello Quintanilha) et le Prix du Public (Naphtaline de Sole Otero) et le prix du Patrimoine en 2025 pour Come over come over de Lynda Barry. Ces sélections et ces prix sont très suivis par les maisons d'édition étrangères et ont souvent permis à leurs auteurs et autrices de gagner en visibilité dans leur propre pays comme à l'étranger."

 


Propos recueillis par Katrin BOETHLING et Katja PETROVIC