Les Éditions des femmes-Antoinette Fouque fêtent leurs 50 ans
BIEF : Christine Villeneuve, vous êtes juriste de formation, vous avez rejoint le MLF en 1980 et peu après les Éditions des femmes, lorsque vous étiez encore étudiante. Quelle était l’ambiance à l’époque ? Comment avez-vous travaillé avec Antoinette Fouque ? Comment perceviez-vous votre métier d’éditrice ?
Christine Villeneuve : "J’ai commencé à travailler aux Éditions des femmes par 'la petite porte' comme on dit, à partir de mon engagement militant. J’ai adoré travailler dans ce lieu qui était une ruche en effervescence permanente où des femmes archi motivées et mobilisées faisaient tous les métiers à la fois : choix des textes publiés, traductions (il y avait une équipe interne de traduction), mise en page, création de couvertures très originales, presse, diffusion (la maison avait alors aussi sa propre équipe de représentantes qui sillonnaient la France), tout cela en voyageant et en militant. Antoinette Fouque était d’une très grande exigence, pour elle-même et pour les autres et travailler à ses côtés n’était pas de tout repos, c’est le moins que l’on puisse dire. Elle avait une énergie peu commune, cent idées à l’heure, une réactivité au monde que je n’ai rencontrée chez personne d’autre, elle avait une culture immense qu’elle aimait transmettre car elle était aussi d’une grande générosité. Je ne me percevais pas du tout comme éditrice mais plutôt comme une parmi d’autres, ayant beaucoup à apprendre, au service d’un projet culturel et politique collectif transgressif par rapport à l’édition traditionnelle. Cette maison était atypique et très novatrice, précurseuse même ; rappelons qu’Antoinette Fouque est la première à avoir lancé en France une collection de livres jeunesse déconstruisant les stéréotypes de genre, Du côté des petites filles (1976), puis Du côté des filles, la première encore à avoir lancé une collection de livres audio en 1980, La Bibliothèque des voix, qui a fait école, une des premières à lancer des Cahiers d’écriture en 2007, etc."
BIEF : Grâce à Mai 68, la parole des femmes s’est libérée et avec les Éditions des femmes Antoinette Fouque a créé un lieu pour accueillir et rendre publique cette pensée féministe avant-gardiste. Vous avez publié des autrices dont les textes avaient été refusés partout mais aussi des écrivaines affirmées telles Hélène Cixous et des autrices classiques comme Mme de Staël ou George Sand qui ont connu une "seconde naissance" aux Éditions des femmes. Pourriez-vous citer quelques-unes de vos autrices phares vous ayant particulièrement marquée ?
Christine Villeneuve : "En dehors d’Hélène Cixous que vous venez de citer et dont la maison a publié une trentaine de livres, Clarice Lispector, immense écrivaine brésilienne du XXe siècle. Je lis et relis ses textes et y découvre à chaque fois quelque chose de nouveau, que je n’avais pas encore perçu. Je pense qu’elle parle à toutes les femmes à partir d’un lieu intime, une vérité cachée et que pourtant chacune connaît de là où elle vient au monde, une écriture de l’expérience qui va jusqu’à retrouver les sensations d’avant le langage. C’est d’une profondeur et d’une authenticité vertigineuses. Antoinette Fouque a décidé dès 1974 de publier toute son œuvre et c’est encore le cas aujourd’hui. Plus récemment, la poétesse américaine Anne Sexton dont nous avons entrepris de publier toute l’œuvre en langue française grâce à sa traductrice, Sabine Huynh. Je ne me suis pas remise de la lecture de Tu vis ou tu meurs…
Du côté des essais, Trois Guinées de Virginia Woolf (1977) bien sûr, texte très politique sur la nécessaire indépendance économique des femmes, Déni, mémoire sur la terreur (2019) de l’Américaine Jessica Stern, une enquête minutieuse qu’elle a menée pour retrouver le violeur dont elle a été l’une des victimes à l’âge de 15 ans. Une analyse percutante et exemplaire du déni qui entoure encore le viol et qui empêche de retrouver un coupable qui ne se cache même pas. Les Sociétés matriarcales, recherches sur les cultures autochtones à travers le monde (2019) de l’anthropologue allemande Heide Goettner-Abendroth, un essai remarquable et inspirant qui démontre que le patriarcat n’a pas toujours existé, loin s’en faut, et que des sociétés de type matriarcal (qui ne sont pas l’envers du patriarcat) peuvent nous apporter beaucoup pour penser le monde de demain. Et bien sûr Backlash, la guerre froide contre les femmes (1993) de Susan Faludi qu’on ne présente plus."
BIEF : Pour fêter vos 50 ans, vous avez rendu hommage à Antoinette Fouque, disparue il y a dix ans. Lors de la création de la maison elle disait : "Je voulais mettre l’accent sur la force créatrice des femmes, faire apparaître qu’elles enrichissent la civilisation, et qu’elles ne sont pas seulement les gardiennes du foyer, enfermées dans une communauté d’opprimées. Du côté des petites filles, l’essai d’Elena Gianini Belotti, paru en 1974, dans lequel elle déconstruit les stéréotypes de genre dans l’éducation est toujours un bestseller. Qu’est-ce que cela traduit selon vous ?
Christine Villeneuve : "Pour moi, cela traduit deux choses, l’une positive, l’autre négative : d’une part que ce texte était très précurseur pour son époque et bien en phase avec les questionnements générés par les mouvements de libération des femmes à travers le monde dans les années 70, mais que, d’autre part, la transformation de la société sur ces sujets est vraiment très lente, trop lente puisque 50 ans plus tard, ce livre est encore un ouvrage de référence sur la question de la déconstruction des stéréotypes de genre dans l’éducation des enfants."
BIEF : S’il y a des stéréotypes qui ne changent pas, il y a une avancée remarquable sur la non-binarité des genres. Il y a dix ans encore, Antoinette Fouque affirmait que "né-e fille ou garçon, on devient femme ou homme et qu’écrire ne sera donc jamais neutre." Comment accueillez-vous les autrices non-binaires et les nouvelles formes de langage genderfluide aux Éditions des femmes ?
Christine Villeneuve : "Nous accueillons toutes les autrices sans leur demander si elles sont binaires, non-binaires, etc. Cela nous paraîtrait très intrusif et déplacé. Il peut arriver que certaines fassent état de leur sexualité mais ce n’est jamais le critère qui nous amène ou non à les publier. Ce qui nous intéresse avant tout c’est l’écriture, et pour les essais et les témoignages, les sujets traités. J’ajoute que nous publions également quelques hommes. Sexe et genre ne doivent en effet pas être confondus. Tout est possible, on peut changer de genre, de sexe mais cela n’enlève rien à sa naissance. Il faut juste savoir d’où l’on vient. Le neutre n’existe pas. Dans la langue française, il est le masculin depuis que l’Académie française en a décidé ainsi au XVIIe siècle même si une forme d’écriture inclusive commence à être pratiquée et à se vulgariser."
BIEF : Les Éditions des femmes avaient, dès l’origine, une vocation internationale. Femmes en luttes dans tous les pays était l’une des premières collections emblématiques de la maison. C’était l’époque des dictatures en Amérique latine, vous vous êtes rendue au Chili avec Antoinette Fouque pour rencontrer des dissidentes dont vous avez publié les témoignages. Vous avez également publié des récits de femmes exilées en France qui quittaient ces dictatures. Que reste-t-il de cet esprit au sein de votre maison d’édition ?
Christine Villeneuve : "Il est intact. Nous avons publié ces dernières années nombre de témoignages et d’essais de femmes en luttes à travers le monde, publications souvent accompagnées de campagnes de solidarité internationale. Difficile de les citer tous ici. En juillet 2020, grâce à une chaîne de solidarité et d’amitié, le témoignage poignant de Tatiana Mukanire Bandalire, une survivante des viols de masse commis en RDC depuis plus de 20 ans, nous est proposé. Cette héroïne, une des premières femmes soignées par le docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018, est devenue la coordinatrice du Mouvement des survivant.e.s de violences sexuelles en République démocratique du Congo, qui compte aujourd’hui plus de 5000 membres. Elle se bat notamment pour faire reconnaître le viol de masse comme un crime contre l’humanité. Son livre, Au-delà de nos larmes, préfacé par le docteur Mukwege, paraît en novembre 2021.
Au cours du printemps 2021, l’agente littéraire Julie Finidori nous fait savoir que Pinar Selek, sociologue, autrice et militante turque exilée en France et menacée, cherche une 'vraie maison' pouvant accueillir et défendre ses textes, une maison comme la nôtre, engagée et solidaire des combats des femmes. C’est ainsi qu’est accueilli Azucena ou Les fourmis zinzines, tendre roman plein de poésie et d’humanité, paru en avril 2022, suivi, en septembre 2023, d’un manifeste très politique et courageux, Le Chaudron militaire turc, un exemple de production de la violence masculine. En même temps, la maison d’édition participe à la campagne de solidarité internationale contre l’acharnement judiciaire dont est victime l’autrice de la part des autorités turques qui en ont fait l’une de leurs cibles, avec depuis 25 ans un procès interminable, malgré quatre acquittements, campagne toujours en cours.
Et nous avons fait paraître, également à l’automne 2023, le témoignage de Toufah Jallow (coécrit avec Kim Pittaway) sur le viol dont elle a été victime de la part du président de la République gambienne alors qu’elle avait 19 ans, Toufah. La femme qui inspira un #MeToo africain. Elle vit aujourd’hui en exil au Canada où elle a créé une fondation pour venir en aide aux Africaines victimes de violences sexuelles. Et nous préparons pour l’automne la parution d’un livre de la leader Mapuche argentine, Moira Millán, sur le "terricide" en cours dans son pays."
BIEF : Comment gérez-vous justement cet héritage que vous a laissé Antoinette Fouque et la transmission qu’il nécessite ? Y a-t-il un changement de génération au sein de votre maison, de nouvelles méthodes de communication et de publication ?
Christine Villeneuve : "Oui, bien sûr. Notre équipe est majoritairement jeune, notamment à l’éditorial, et nous suivons le mouvement… La Librairie des femmes a été l’une des premières librairies indépendantes à proposer de la vente en ligne sur son site Internet. Nous sommes actives sur les réseaux sociaux, en relation avec d’autres jeunes éditrices féministes dont nous accueillons souvent les autrices pour des rencontres à la Librairie ou à l’Espace des femmes. Nous organisons parfois des évènements en partenariat, comme avec Julia Pietri, autrice et éditrice qui a fondé la maison d’édition Better Call Julia et qui organise chaque année un salon du livre féministe au succès grandissant. Le dernier en date s’est tenu le 2 mars au Ground Control à Paris. Il est très important pour nous de transmettre ce que nous avons appris et accompli avec Antoinette Fouque, de faire connaître ses combats et sa pensée dans les temps que nous traversons."
BIEF : Pionnière dans la publication d’ouvrages féministes et longtemps seule sur son créneau, votre maison doit aujourd’hui composer avec une concurrence et de nouvelles formes d’engagement et de combat depuis la vague #MeToo. Comment vous positionnez-vous face à ces évolutions ?
Christine Villeneuve : "Nous en sommes ravies et nous le disons haut et fort parce qu’il arrive souvent que l’on nous qualifie de pionnières en oubliant que nous n’avons jamais rien lâché et que nous sommes toujours présentes et actives. Cette nouvelle dynamique est fructueuse dans le sens où il est assez fréquent de trouver désormais des rayons 'féminisme' dans des librairies, y compris de taille moyenne, ce qui n’était pas le cas avant le mouvement #MeToo. Comme je le disais, nous échangeons constamment avec ces jeunes éditrices, nous les connaissons, nous les accueillons à la Librairie des femmes à Paris, de même que les autrices qu’elles publient. Ainsi de Julia Pietri et de sa jeune maison d’édition, Better Call Julia, des éditrices de Talents Hauts, Hors d’atteinte, etc. Nous partageons des stands, des salons.
Nous publions aussi de jeunes autrices féministes comme en 2020 le Manuel d’activisme féministe de Clit Révolution (Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles), aujourd’hui en poche au Seuil Points Féministe, et avant Rébellion du mouvement FEMEN. Et nous sortons ces jours-ci un livre de Julia Pietri, Antoinette Fouque, une pionnière de la libération des femmes, livre qu’elle nous a proposé de réaliser pour mieux faire connaître ses combats et sa pensée auprès des jeunes générations. J’ajoute que la Librairie des femmes est un lieu très dynamique (nous vous renvoyons à son site Internet et vous verrez son programme de rencontres en dehors de celui que propose l’également très dynamique Espace des femmes). Beaucoup de jeunes femmes et même de collégiennes y viennent pour prendre des renseignements, se documenter sur l’histoire des femmes et de leurs pensées. Tout cela est passionnant. La relève est là, c’est le mouvement infini des femmes à travers les générations."
BIEF : Grâce à #MeToo la parole des femmes s’est une nouvelle fois libérée mais cela ne veut pas dire qu’elles subissent moins de violence aujourd’hui : plus de 4 000 femmes sont victimes chaque année d’un féminicide en Europe. Aux États-Unis le droit fédéral à l'avortement a été aboli en 2022, les campagnes anti-avortement sont organisées notamment sur Internet par des mouvements d'extrême droite partout en Europe. Comment vivez-vous ce retour de "l’empire du phallus" comme le disait Antoinette Fouque ? Et comment comptez-vous continuer votre lutte dans les années à venir ?
Christine Villeneuve : "Le moment politique que nous vivons dans le monde entier est ce qu’Antoinette Fouque a nommé ″un moment de protestation virile″ qui peut aller jusqu’au néofascisme et à la guerre. Et à chaque fois, ce sont les droits des femmes qui sont attaqués quand ce ne sont pas leurs vies elles-mêmes. Pour nous, ce n’est pas un hasard. Plus le mouvement des femmes est fort, plus il avance, plus il est en butte à des formes de répression, de retour de bâton contre les femmes, un "Backlash" comme l’a qualifié Susan Faludi, prix Pulitzer il y a trente ans et dont nous sommes les éditrices en langue française. Une analyse toujours aussi pertinente malheureusement.
Il y a une conception phallocentrée du pouvoir qu’il faut combattre, toujours, partout. Et nous participons à cette résistance à notre niveau, par nos publications et par nos engagements militants de terrain. Par exemple, nous soutenons en ce moment la journaliste argentine Luciana Peker, une pionnière du journalisme féministe et LGBTQIA+ dans son pays, une femme très combative, en butte à de très graves menaces et qui a été contrainte de quitter l’Argentine pour l’Europe après l’élection de Javier Milei, prototype par excellence (après Trump et Bolsonaro dans cette partie du monde) du leader machiste sexiste, masculiniste. À peine élu, il a annoncé non seulement l’abrogation de la loi autorisant l’avortement, obtenue de haute lutte il y a un peu plus de deux ans, mais également celle du Code pénal argentin autorisant l’IVG en cas de viol, disposition en vigueur depuis 1921… Et il a fait remplacer tous les portraits de femmes du Congrès par des portraits d’hommes.
Mais les femmes sont combatives partout dans le monde, elles sont "le front pionnier de la démocratie" comme les a qualifiées Antoinette Fouque ; les nouvelles générations sont très radicales et ne transigeront pas. Les hommes doivent prendre conscience de la guerre qui est faite aux femmes par le patriarcat, accepter de renoncer à leurs privilèges, partager, accepter l’autre sexe, reconnaître l’apport des femmes à l’humanité ce qui n’enlève rien à leur propre génie. Antoinette Fouque disait "Vivre en démocratie, c’est écouter ce qu’on ne veut pas entendre. Il s’agit de trouver un vivre ensemble pour les hommes et les femmes.""
Propos recueillis par Katja Petrovic
Photo de Christine Villeneuve ©Silvina Stirnemann