"La littérature française bénéficie d’une très belle image en Espagne"
Isabelle Berneron :
"À mon arrivée c’était compliqué, le public ne venait pas, les auteurs et éditeurs avaient peur de voyager. L’Espagne a bénéficié d’une image positive car il n’y avait pas autant de restrictions sanitaires qu’en France, mais relancer la machine n’a pas été facile. Maintenant la reprise est là et les éditeurs espagnols sont assez enthousiastes. Nous recevons beaucoup d’auteurs dont récemment Lola Lafon, Karine Tuil, Colombe Schneck. En sciences humaines, nous allons accueillir le sociologue Michel Wievorka, l’historien Antoine Lilti et Thomas Schlesser pour Les Yeux de Mona. Cela nous fait très plaisir de recevoir les grands noms, que ce soit Delphine de Vigan, Amélie Nothomb ou Emmanuel Carrère qui sont très lus et appréciés en Espagne, mais il faut aussi soutenir les auteurs moins connus, c’est pourquoi nous allons également inviter par exemple Lucie Ricaud dans le cadre du festival du polar Barcelona Negra."
BIEF : Comment sont perçues la littérature et les sciences humaines et sociales françaises en Espagne ?
Isabelle Berneron : "Cette année, il n’y a pas d’auteurs français dans la liste des bestsellers espagnols parce qu’il n’y a pas de nouvelles traductions de Houellebecq ou de Carrère mais la littérature française bénéficie d’une très belle image de marque. Elle a de très bons papiers dans la presse qui reste un moyen prescripteur. Ce n’est pourtant pas facile de lancer de nouveaux auteurs, notamment en sciences humaines et sociales qui dans le monde hispanophone sont davantage publiées en Argentine. En Espagne, les éditeurs ont tendance à reprendre les mêmes noms, notamment des auteurs de la French Theory. Nous essayons d’appuyer de nouveaux auteurs et autrices pas encore traduits. Mona Chollet ou Camille Froidevaux-Metterie, par exemple, ont été publiées avec succès. La BD documentaire comme moyen de vulgarisation des SHS est moins répandue ici. Cependant La Fin du monde de Jean-Marc Jancovici a eu un bon retour et nous allons inviter Laurent Daudet, auteur de la BD Dream Machine : ou comment j’ai failli vendre mon âme à l’intelligence artificielle dont on espère céder les droits. Mais les éditeurs espagnols de sciences humaines et sociales classiques ne se sont pas encore emparés du sujet."
BIEF : Quel est le public de votre médiathèque ?
Isabelle Berneron : "Notre public est francophone car tous les ouvrages que nous proposons sont en français ; en revanche les gens qui assistent à nos manifestations ne le sont pas forcément. Il y a des auteurs au public 100 % espagnol. La médiathèque peut accueillir jusqu’à 50 personnes et le théâtre de l’Institut français peut recevoir jusqu’à 70 personnes. Et les gens viennent !"
BIEF : Comment faites-vous le choix des livres et documents disponibles à la médiathèque ?
Isabelle Berneron : "Nous rencontrons régulièrement les éditeurs espagnols et les agents à Madrid ou ailleurs en Espagne, pour savoir ce qu’ils ont acheté et comptent traduire. En fonction de cela, j’établis notre programmation. En ce moment, le sujet du féminisme attire énormément le public, beaucoup plus que le développement durable. En littérature c’est l’autofiction qui intéresse les gens et certains romans qui traitent de la Seconde Guerre mondiale comme La Carte postale d’Anne Berest qui est venue plusieurs fois en Espagne et dont le livre s’est très bien vendu.
Nous accueillons des auteurs français également hors les murs lors des grands évènements culturels comme le Hay Festival à Séville ou le Foro de la Cultura de Valladolid pour toucher un public différent. Pour cela nous travaillons également avec les universités. En outre, nous organisons cette année un cycle autour du roman noir, un genre très lu en Espagne. Nos lecteurs sont particulièrement friands de romans noirs français. Nous avons travaillé en lien avec les éditeurs espagnols et des libraires spécialisés dans le polar qui ont donné des conseils de lecture, ce qui est toujours très apprécié.
En Espagne, il y a 6 instituts français : à Madrid, Barcelone, Saragosse, Bilbao, Valence et Séville. Nous essayons à chaque fois de faire voyager les auteurs invités au moins dans deux villes. À Barcelone nous travaillons avec la librairie francophone Jaimes qui accueille beaucoup de manifestations. De manière générale, les librairies nous accompagnent pour la vente sur nos évènements."
BIEF : Quelles sont les aides que vous proposez aux professionnels du livre espagnols ?
Isabelle Berneron : "Nous avons un programme d’aide à la publication local qui s’appelle Garcia Lorca pour lequel nous faisons un appel à projet une fois par an et qui nous permet de soutenir entre 5 et 8 projets en complément aux aides du PAP à l’Institut français. Nous guidons également régulièrement les éditeurs et les traducteurs sur les aides du CNL. Toutes les informations sur les aides se trouvent sur notre site."
BIEF : Impliquez-vous également les traducteurs dans vos manifestations ?
Isabelle Berneron : "Oui tout à fait ! L’année dernière nous avons mis en place un cycle ‘traducteurs, premiers lecteurs’ pendant lequel un traducteur ou une traductrice, interrogés par un journaliste littéraire, parle soit d’une œuvre soit d’un auteur. Lydia Vásquez, la traductrice d’Annie Ernaux, y a participé. Certaines rencontres ont eu lieu dans le parc du Retiro, par exemple avec l’auteur et traducteur Pablo Martín Sánchez, membre de l’Oulipo, qui avait traduit Hervé Le Tellier et qui a partagé les coulisses de son travail avec le public. C’était passionnant. Les traducteurs ont été enchantés de parler de leur métier et très généreux dans leur partage tant sur les côtés techniques de la traduction que sur leurs relations avec le texte ou l’auteur. La traductrice de Patrick Modiano est venue avec le courrier échangé avec l’auteur lors de son travail. Ce cycle a connu un grand succès auprès d’un nouveau public."
Propos recueillis par Katja PETROVIC