Premières rencontres entre éditeurs français et espagnols depuis la pandémie

Compte rendu

février 2024

Avec 11% du total des cessions de droits des éditeurs français vers une langue étrangère en 2022, l’Espagne figurait au premier rang des acheteurs de droits aux éditeurs français. Un marché important qui a bien repris depuis la fin de la pandémie avec un CA global de 2 718,52 millions d’euros en 2022. Le nombre de lecteurs a augmenté de 5% dans les 12 dernières années, même parmi les jeunes entre 10 et 14 ans qui déclarent passer plus de 85% de leurs temps de loisir en lisant, selon les chiffres du ministère de la Culture, présentées en ouverture de ces rencontres à Madrid.


 

Toujours au goût du jour, les sciences humaines et la littérature française bénéficient d’une excellente réputation et se vendent bien en Espagne. Comme en France, les éditeurs de sciences humaines remarquent un regain d’intérêt pour les titres de fonds depuis la pandémie et un fort intérêt pour le féminisme, l’histoire et l’histoire de l’art, regardés sous un nouvel angle et présentés de manière plus grand public. "Nous devons changer notre vision de l’histoire. Ce n’est pas toujours confortable mais ces livres nous font avancer, penser et débattre avec une nouvelle génération de lecteurs", explique Jesús Espino Nuño, directeur éditorial de Akal.


Des livres exigeants mais grand public


La ligne éditoriale des Ediciones Siruela, spécialisées en fiction et non-fiction en est le parfait exemple. "Nous avons récemment publié des livres sur la Grèce et la Rome antiques, sur la mythologie et l’histoire à travers différents sujets, perspectives, cultures et civilisations. Du côté français nous cherchons également des livres faisant dialoguer les SHS, la littérature, la philosophie ou encore l’anthropologie ; des livres exigeants mais grand public. À ce propos j'ai eu des échanges très intéressants avec des éditeurs français que je ne connaissais pas encore comme Recamier, L’Iconoclaste, Humensis ou CNRS éditions", témoigne Ana Laura Álvarez, éditrice de non-fiction chez Ediciones Siruela - une des 39 maisons espagnoles présentes à ces rencontres qui se sont prolongées à Barcelone. En plus des rendez-vous B to B avec les éditeurs catalans, une table ronde consacrée aux stratégies d'internationalisation de l'édition catalane y a été organisée. 


En littérature, les lecteurs espagnols apprécient davantage les polars français dont les ventes dépassent même celles des romans policiers scandinaves. Les éditeurs sont eux aussi très sensibles à ce qui se passe en France car "peu importe le genre, les auteurs français innovent", explique de son côté Maria Fasce, directrice éditoriale de Alfaguara



Comprendre le monde autrement


Au-delà des titres franco-français, l’espace francophone intéresse certains éditeurs espagnols à l’image de Ricardo López et Eva Guillén, fondateurs d’Armaenia Editorial à Madrid qui publie 6 à 10 traductions par an en fiction et en non-fiction narrative. "Lorsque nous avons commencé en 2016, nous avons publié beaucoup d’auteurs français et francophones d’Afrique ou du Maghreb car nous souhaitons rendre compte de ce qui se passe dans d’autres parties du monde d’un point de vue ni occidental ni urbain. Cela nous paraît essentiel pour mieux comprendre l’histoire et la politique. Aujourd’hui nous publions aussi des auteurs encore plus ‘exotiques’ pour les Espagnols, venant du monde arabe, du Soudan, d’Indonésie, du Pakistan, de Croatie ou d’Ukraine. Les lecteurs sont très ouverts d’esprit et nous suivent grâce aussi aux libraires indépendants qui mettent en avant nos livres."


Sur le marché français où l’espagnol reste la 3e langue traduite (comme en Allemagne et en Italie), c’est notamment la littérature espagnole qui plaît aux lecteurs, avec une nouvelle appétence pour les romances et les livres feel good. "Merci pour vos retours très positifs sur la littérature française en Espagne, mais je pourrais vous retourner le compliment", a réagi Pierre Hild, secrétaire général du Seuil, en précisant que les grands auteurs espagnols comme Javier Cercas ou Javier Marias continuent à très bien se vendre en France et que les éditeurs français s’intéressent également aux nouvelles voix, tel Pablo Martín Sánchez, publié chez Zulma, ou la jeune autrice catalane Irene Solà, saluée par la presse française. 


"Nous sommes ouverts à tout"


Elena Martinez Bavière est franco-espagnole. Née en Espagne, elle est allée au lycée français à Madrid et a fait une année d’études en France. Aujourd’hui elle travaille comme éditrice de non-fiction pour Taurus et Debate, deux marques du groupe Penguin Random House. 


"Taurus fête ses 70 ans cette année. Nous publions une vingtaine de livres d’histoire, de philosophie, d’économie et des biographies qui s’adressent à un public curieux et cultivé mais pas forcément spécialisé. Comme partout la vulgarisation est notre maître mot. Nous avons récemment adapté quelques-uns de nos titres en bandes dessinées comme le livre de Paul Preston, La Guerre civile espagnole, ou encore Papyrus d’Irene Vallejo, sur l’histoire du livre et de la lecture, qui a été un grand succès international. Nous sommes ouverts à ce genre d’expérimentation mais le marché de la BD documentaire est loin d’être aussi important en Espagne qu’en France.


Debate est une référence en non-fiction en Espagne, non-fiction au sens très large. Nous publions même des livres de cuisine ! Certes très spécifiques, comme ceux de Julia Child, mais quand même. Nous sommes également ouverts aux grands chapitres de l’histoire, l’Antiquité intéresse beaucoup les lecteurs en ce moment. À notre grande surprise, nous avons par exemple vendu un ouvrage sur le grec ancien d’Andrea Marcolongo, également très connue en France, avec grand succès. Nous éditons par ailleurs beaucoup de livres sur l’écologie ou le racisme, des thèmes qui malheureusement ne marchent pas très bien mais nous continuons tout de même !


Sur les 40 livres que nous publions par an, 50 % sont écrits par des auteurs espagnols. Les titres français représentent environ 20 % de nos traductions. Chez Debate, nous sommes en train de retraduire Camus et avons récemment publié Élisabeth Roudinesco, La honte est un sentiment révolutionnaire de Frédéric Gros mais aussi La Panthère des neiges de Sylvain Tesson ou les essais de Didier Éribon – vous voyez qu’idéologiquement nous sommes très ouverts !"

 


"Nous sommes devenus flexibles pour continuer notre travail"

 

Des éditeurs d’Amérique latine étaient également présents à Madrid, à l’image de Mariano Garcia et César Solis, membres de la direction chez Adriana Hidalgo. Créée en 1999 à Buenos Aires, elle a été l'une des premières maisons indépendantes en Argentine et, il y a 15 ans, a ouvert un bureau à Madrid. 


"Ici à Madrid, nous sommes trois. En Argentine, nous sommes douze dans nos locaux. D'autres éditeurs ont des bureaux en Amérique latine et en Espagne, comme Sexto Piso au Mexique par exemple, mais il s'agit surtout d'éditeurs indépendants. Je pense que nous sommes les seuls éditeurs argentins basés en Espagne. Adriana Hidalgo a été lancée pendant la crise économique de 1999. L’une des nombreuses crises que nous avons traversées, nous avons d’ailleurs arrêté de compter… nous sommes devenus ultra flexibles et essayons de continuer notre travail contre vents et marées ! Notre catalogue compte aujourd’hui près de 500 titres, de la poésie, des essais, de la fiction et des livres pour enfants. Nous publions les mêmes titres en Argentine et en Espagne ; parfois nous avons besoin de deux traductions différentes parce que les expressions ou la signification des mots peut changer. Cela a été le cas récemment par exemple pour Karine Tuil avec Les Choses humaines.


Jusqu’ici nous avons publié environ 50 titres français dont Marc Augé, Georges Bataille ou Francis Ponge. La publication de L'Africain de Le Clézio a été un tournant dans l’histoire de notre maison. Depuis qu’il a reçu le Prix Nobel, c'est devenu notre long-seller. La culture française est très importante en Argentine et c’est une chance de pouvoir compter sur les aides à la traduction ici à Madrid et en Argentine.


Nous connaissons bien le marché français mais c’est toujours mieux de se rencontrer réellement. Nous sommes venus aux rencontres à la recherche notamment d’ouvrages de fiction de jeunes auteurs. Les essais de non-fiction nous intéressent également même s’il y a une forte concurrence argentine dans ce secteur. Nous avons de bons lecteurs et une bonne tradition de l'édition en Argentine mais il devient plus difficile de vendre des livres. Nous avons de moins en moins de soutien bien que les prix augmentent tous les jours. Avec une inflation de plus de 100 %, les gens ont du mal à boucler leurs fins de mois et l’achat de livres n’est clairement pas leur priorité. Depuis le début de l’année, nous avons dû augmenter nos prix deux fois tandis qu’en Espagne ils n’ont pas bougé depuis dix ans. En outre, le gouvernement Milei veut mettre fin aux prix du livre fixe ce qui serait une catastrophe. Mais pour l’instant le Congrès s’y oppose."

Katja PETROVIC