Le Marché international des droits devenu incontournable à Angoulême

Compte rendu

février 2024

En ouverture de cette troisième journée professionnelle à Angoulême, un bilan annuel des marchés BD dans le monde a été dressé sous forme d’une table ronde réunissant Nicolas Roche, directeur du BIEF (France), Bruno Dorigatti de DarkSide Books (Brésil), Duncan Baizley des éditions Titan Comics (Royaume-Uni), Federico Zaghis, fondateur des éditions BeccoGiallo (Italie), et Raymond Poirier, chargé de projet chez Québec BD et présentateur de l’émission de radio La vie en BD.


Recul des mangas : une baisse très relative


Tous s’accordent sur la montée spectaculaire de la BD notamment des mangas, pendant et après le Covid, qui a connu une baisse modérée en 2023 dans beaucoup de pays. "Une baisse très très modérée" comme le souligne l’Italien Federico Zaghis, étant donné que l’essor du manga était de + 400 % de ventes en 2019 en Italie, deuxième marché de la bande dessinée en Europe avec un CA de 180 millions d’euros en 2022, 250 éditeurs et environ 10 000 lecteurs. Mais si les mangas se vendent un peu moins bien, les ventes de bandes dessinées pour enfants ne cessent de croître tout comme l’intérêt pour les titres de fonds qui selon Zaghis "seront les bestsellers de demain."


 

Au Brésil le marché de la BD s’est étonnamment bien développé ces dernières années, vu le contexte difficile du pays et de son marché du livre : suppression du ministère de la Culture et des aides aux éditeurs sous le gouvernement Bolsonaro et fermeture des grandes chaînes de librairies (dont la Fnac) contribuant au fait que plus de 60 % des ventes de BD se font aujourd’hui en ligne. "Malgré tout, c’est un bon moment pour nous", explique Bruno Dorigatti, fondateur de DarkSide Books, "la maison la plus sanglante du Brésil" lancée en 2012 et spécialisée en littérature d'horreur. Véritable phénomène d'édition au Brésil, elle a su se constituer une légion d'adeptes sur le web (700 000 followers sur Instagram) en proposant posters, cartes postales et cadeaux produits en exclusivité pour ses fans.


Varier les formats


La force du web et la variation des formats ont également été soulignées par Duncan Baizley, responsable de la création et du développement commercial chez Titan Comics, fondé en 1982 à Londres et spécialisé en comics et romans graphiques, notamment de superhéros. Outre ses nouveaux titres mensuels, Titan Comics continue de restaurer et de rééditer les meilleurs classiques de la bande dessinée dans des volumes de luxe. La maison dispose également d'un portefeuille numérique large et actif, avec toutes les bandes dessinées et magazines disponibles pour un achat simultané sur les principales tablettes et interfaces web.


Au Québec, une vingtaine d’éditeurs de bandes dessinées sont actifs dont quelques-uns également sur le marché anglophone du Canada. La part du marché de la bande dessinée au Québec a plus que doublé en dix ans avec + 9,3 % en 2022. En tête des ventes : les albums (avec Astérix dans le top 15), suivis des mangas (dont la vente est restée stable en 2023), des comics et du roman graphique. "La BD jeunesse, quasi inexistante il y a dix ans, est pour moi le secteur le plus intéressant et dynamique au Québec avec une production propre qui s’est émancipée de la production européenne ayant longtemps dominé le marché", explique Raymond Poirier qui y voit un fort potentiel de développement encore dans les années à venir.


La France, carrefour international du 9e art 


En France, les lecteurs "ont acheté en moyenne 1,4 million de BD par semaine en 2023. (…) Parmi les faits marquants, le repli des ventes de mangas, qui représentent toujours 1 exemplaire vendu sur 2, et la vivacité du secteur, entre nouvelles séries, retour des héros et développement de l’offre en multi-formats", selon les données clés du marché bande-dessinée/manga de GfK, révélées à Angoulême en partenariat avec le festival. Au niveau international, la production française poursuit son essor : pour la troisième année consécutive, la bande dessinée arrive en tête des ventes de droits à l’étranger.



Six minutes, pas une de plus !


Un fort intérêt donc pour les titres français dont témoignent également les professionnels de l’audiovisuel et du cinéma, présents eux aussi à Angoulême pour la désormais traditionnelle séance de pitching Shoot the Book ! Angoulême ! pendant laquelle éditeurs, responsables de droits et agents français présentent des BD potentiellement adaptables en film ou série comme ce fut le cas récemment avec La Grande Odalisque de Jérôme Mulot, Florent Ruppert et Bastien Vivès, adapté en film par Mélanie Laurent et sorti en 2023 sur Netflix sous le titre Voleuses. Ou encore le fameux Zaï zaï zaï zaï de Fabcaro, adapté en comédie et sorti en salles en 2022 pour ne citer que quelques exemples d’une longue liste.


"Nous devons nous focaliser sur la nouvelle génération"


Bruno Dorigatti est directeur éditorial de DarkSide books, spécialisé dans le fantastique et le crime. Il publie également des mangas, des grafic novels et les grands classiques de la BD. À Angoulême, il était notamment à la recherche des titres pour young adult offrant une diversité de visions sur le monde.


"Nous nous sommes beaucoup développés pendant la pandémie et 2024 sera certainement encore une bonne année. La bande dessinée est un petit marché mais en pleine croissance. Rien qu’en 2022 les mangas ont généré un chiffre d’affaires de 20 millions de dollars ! Un an après la chute du gouvernement Bolsonaro notre situation s’est beaucoup améliorée : le ministère de la Culture est de retour, le public et les artistes aussi, même s’il est plus facile de détruire que de reconstruire ! Au Brésil, une étude réalisée l'an dernier a révélé que seulement 16 % des Brésiliens sont des lecteurs. Sur une population de 214 millions d'habitants, seuls 25 millions sont des lecteurs réguliers qui achètent des livres tous les mois ! Heureusement nous pouvons compter sur le soutien de quelques librairies indépendantes et sur Internet pour toucher nos lecteurs. Ce sont surtout des jeunes et la moitié sont des femmes. Cela fait du bien que la diversité arrive enfin au Brésil et je suis heureux d’y contribuer à mon niveau.


Nous assistons à une énorme transformation des comportements et des sociétés, nous devons nous tourner plus vers l'Asie et l'Afrique et pas seulement vers l'Europe et les États-Unis. C'est difficile, mais nous essayons de proposer de plus en plus de diversité, livre après livre, année après année, en publiant des bandes dessinées écrites par des femmes ou sur des sujets LGBT. Nous traduisons des langues rares comme le tchèque, mais aussi de l’italien et du français bien sûr. Nous avons 8 titres français pour l’instant mais nous en souhaitons davantage, le marché franco-belge sera de plus en plus important.


Bien sûr, nous soutenons également la création locale. Jusqu'à présent nous avons publié 13 bandes dessinées brésiliennes que je présente à Angoulême et les gens sont intéressés par notre production. La BD brésilienne vit un bon moment avec des auteurs comme Marcello Quintanilha qui a remporté le Fauve d’or en 2022 pour son album Écoute, jolie Márcia. Nous avons d’autres auteurs talentueux qui s’intéressent à l'époque de l'esclavage. Le Brésil a longtemps été envahi, nous sommes une jeune démocratie. La dictature a pris fin seulement en 1986 et cette année nous fêteront les 40 ans de notre dernier coup d'État… Nous nous posons donc beaucoup de questions sur le racisme, la violence, la démocratie, les droits des femmes, et la BD peut éduquer sur ces sujets.


Elle est d’ailleurs déjà utilisée dans l’enseignement. Certains lecteurs de BD des années 1980/90 sont aujourd’hui des enseignants, c'est ma génération. Nous comprenons donc le potentiel de la BD pour les étudiants et nous avons un rôle à jouer dans le secteur de l'éducation ! Je suis convaincu que nous devons nous focaliser sur la nouvelle génération !"


Propos recueillis par Katja PETROVIC

Katja PETROVIC