Même la BD n’échappe pas à toutes les crises
Si l’activité internationale à Angoulême semble avoir retrouvé son niveau d’avant pandémie, le contexte global a pesé sur les échanges lors de cette troisième journée professionnelle internationale, organisée par le BIEF et le Festival et qui a réuni une quarantaine d’éditeurs français et étrangers ainsi que des producteurs audiovisuels venus dans le cadre d’une opération Shoot the book pilotée par la SCELF. "Éditer en temps de crise : enjeux, alternatives et stratégies internationales", tel était l’intitulé de la première conférence à laquelle participaient l’éditrice américaine Lisa Lucas de Pantheon Books, Seokyong Kil de la Korea Creative Content Agency (KOCCA), Benoît Pollet, directeur général de Glénat, et l’éditeur ukrainien Fedir Balandin des éditions Pinzel.
Tensions sur les commandes
Pénurie de papier, explosion des coûts d’impression, problèmes de transport… éditer est devenu compliqué. "La plus grande difficulté pour nous consiste à faire des impressions de qualité, nous avons du mal à assurer la commande sur notre backlist, même un titre comme Mouse n’a pu être réimprimé", témoigne Lisa Lucas. En France, la hausse des prix a également créé des tensions sur la commande, notamment des mangas à l’essor spectaculaire depuis la pandémie.
Face à la réalité des éditeurs ukrainiens, dont témoignait Fedir Baladin, ces problèmes ont pourtant vite semblé relatifs : 50 % de l’économie ukrainienne a disparu, 60 % des librairies ont fermé et 40 % des maisons d’édition sont à l’arrêt. Les imprimeries, installées majoritairement sur les territoires occupés par les Russes, sont également détruites. Ainsi Pinzel n’a pu faire paraître qu’un seul livre depuis le début de la guerre : Brüsel, édité par Casterman dans la série Les cités obscures. La traduction s’est faite à la bougie et l’impression, réalisée sur place avec l’accord de Casterman, a pris un mois en raison des coupures d’électricité.
En 2019, la maison avait fait paraître la traduction de Tintin au pays des Soviets devenu "le symbole de la lutte ukrainienne" pour Fedir Balandin et Ivan Riabchyi (traducteur et ancien participant du Fellowship Paris) qui ont même ouvert un café en plein centre-ville de Kiev, au nom de leur héros afin de le faire connaître auprès des lecteurs ukrainiens. "Faciliter leur capacité à acquérir des droits et à produire leurs livres, c’est surtout cela que nous pouvons faire pour soutenir les éditeurs ukrainiens à notre échelle, en tant qu’éditeurs français. Nous pouvons également soutenir les éditeurs russes qui essayent de poursuivre leur activité en France", explique Benoît Pollet qui se dit prêt à étudier la possibilité de leur céder des droits à titre gracieux, à condition que les auteurs donnent leur accord.
Les webtoons - un remède à la crise ?
Autre thème abordé lors de cette table ronde : l’édition des webtoons et autres bandes dessinées sous format numérique tel l’Insta-toon qui connaît un grand succès en Corée du Sud. Avec un CA de 1,17 milliard d’euros en 2021 (+ 48 % par rapport à 2020) ce marché est devenu le plus important de l’industrie du livre sud-coréen. Ainsi, plus de 70 % des lecteurs entre 10 et 70 ans déclarent lire uniquement des BD numériques contre 2,5 % seulement qui préfèrent le papier. Une solution face à la crise, également pour l’Europe et les États-Unis ? "On s’y intéresse en testant ce format par exemple chez Delcourt, mais cela fait 20 ans que la BD numérique existe en France sans jamais s’imposer", explique Benoît Pollet. Avis partagé par Lisa Louis qui se dit "ouverte aux nouveaux formats pour séduire les jeunes lecteurs" tout en restant convaincue que ce ne sont pas les éditeurs mais les auteurs qui sont capables d’imposer de nouvelles tendances.
De la page à l’écran
Également au programme : la deuxième édition de Shoot-the-Book Angoulême !, avec une série de 10 titres pitchés par les éditeurs sur la scène du marché international des droits (MID), devant une cinquantaine de producteurs à la recherche de contenus adaptables à l’écran. "Séries, formats courts, films… les modes d’adaptation se sont énormément diversifiés", explique le jury qui était particulièrement sensible aux histoires authentiques sortant du quotidien, avec une portée internationale, et capables de faire voyager un large public. Parmi les titres présentés, beaucoup de récits de genre et de la BD jeunesse. Comme en 2022, les éditeurs n’avaient que 6 minutes pour convaincre les producteurs – affaire à suivre…
Katja Petrovic
"À la Scelf, nous avons travaillé à un langage commun"
Dès sa première édition en 2022, Shoot-the-Book Angoulême ! a connu un vif succès auprès des producteurs. "C’est le résultat de dix ans de travail avec les éditeurs que nous avons encore affiné depuis l’année dernière", explique Emeline Chetara, responsable des adaptations audiovisuelles à la Société civile des éditeurs de langue française (Scelf).
BIEF : Comment s’explique le succès de Shoot-the-Book Angoulême ?
Emeline Chetara : "Les producteurs ont besoin de contenus adaptables et présentés par les éditeurs eux-mêmes. C’est important pour eux d’aller chercher les contenus à la source. Les éditeurs présents sur la scène du MID pitchent des ouvrages depuis plus de dix ans, ils connaissent leurs maisons et leurs catalogues sur le bout des doigts et ils savent comment parler des histoires. Nous avons travaillé à la Scelf sur un langage commun dans le cadre d’ateliers et de formations animés par des professionnels de l’audiovisuel. Il y a une vraie volonté pour nous d’affirmer cette position des éditeurs comme référents sur les questions d’adaptation audiovisuelle aujourd’hui."
BIEF : La demande de contenus est telle qu’aujourd’hui toutes les industries créatives et culturelles proposent des histoires aux producteurs. Quelle est la particularité de votre programme ?
Emeline Chetara : "La Scelf a été créée il y a 60 ans par les éditeurs dans le but d’être présentés collectivement auprès de grandes sociétés perceptrices des droits d’auteurs. Naturellement, au fil des années se sont développées des actions de promotion d’adaptations audiovisuelles et nous avons commencé à approcher des festivals comme le Festival du livre de Paris, puis le Festival de Cannes, afin d’intégrer ces marchés avec une volonté d’inscrire des rendez-vous BtoB entre éditeurs et producteurs et de générer un réseau. Avoir aujourd’hui une salle de 50 producteurs, c’est le résultat de toutes ces années de rencontres. Cela a permis de construire des liens de fidélité et de confiance entre deux industries qui n’ont à l’origine pas lieu de communiquer ensemble."
BIEF : Qu’avez-vous changé depuis la première session du programme en 2022 ?
Emeline Chetara : "Pour la première édition, il y avait une volonté de la part du marché des droits de se positionner sur les questions d’adaptation audiovisuelle. La Scelf et le marché des droits du Festival ont donc fait le choix d’inviter des producteurs. C’étaient des invitations très personnalisées, et nous les avons accompagnées sur l’intégralité du programme. Dès la deuxième édition nous avons pris un risque en leur proposant des offres sous forme de packages. Le défi était de faire venir aussi de plus petites sociétés de production pour avoir un vrai panorama, au même titre que pour les éditeurs. Il est très compliqué de monter un évènement avec peu de fonds, il faut donc trouver une manière de le pérenniser. De plus, cette nouvelle formule permet aux producteurs de participer au reste du Festival – c’était une vraie demande en 2022. Nous leur proposons donc un programme évènementiel de A à Z, comprenant aussi la rencontre avec le public et les auteurs. C’est une manière de mettre en lien la partie business et la partie création et artistique et je pense que c’est primordial pour les producteurs aujourd’hui avant même qu’il y ait un quelconque engagement sur un projet."
Propos recueillis par Katja Petrovic