"Donner du sens à ce que nous faisons, avec modestie et ambition" - Sarbacane fête ses 20 ans
BIEF: Frédéric Lavabre, les éditions Sarbacane, créées en 2003, ont vite connu le succès. Quels sont les moments clés dans l’histoire de votre maison ?
Frédéric Lavabre : "Mars 2003, avec la publication de nos premiers albums. En 2005, Moi j’attends de Davide Cali et Serge Bloch reçoit le Baobab du Salon du livre Jeunesse de Montreuil, ce qui a donné, deux ans après la création de Sarbacane, un signal fort sur le travail éditorial d’Emmanuelle Beulque, aujourd’hui directrice éditoriale de la Jeunesse, et un coup de projecteur sur notre maison – prélude à un développement rapide et structuré, avec des orientations claires du catalogue : qualité, accessibilité et création, toujours maintenues. Puis en 2006, c’est la création d’Exprim’, avec Tibo Bérard, une collection de romans ado-adultes qui publie de nouvelles voix, comme Insa Sané, avec Sarcelles-Dakar, Axl Cendres, ou en 2015, Clémentine Beauvais avec Les Petites Reines. En 2006 toujours, c’est le lancement du pôle BD, et là encore, la publication de jeunes auteurs et autrices qui allaient devenir des figures majeures de la profession : Catherine Meurisse (Mes Hommes de lettres), Anouk Ricard (Anna et Froga), Marion Montaigne (Panique Organique)… Depuis, une nouvelle génération nous a rejoint, tout aussi talentueuse : Alex W. Inker, Lucas Harari, Xavier Coste, Max de Radiguès, Cécile Becq, Fabrizio Dori, Lucie Bryon…"
BIEF : Vous avez suivi une formation dans l'art. Comment cela impacte-t-il votre travail d'éditeur ?
Frédéric Lavabre : "Je suis en effet graphiste de formation, diplômé de Penninghen. J’ai travaillé de nombreuses années comme designer graphique, cela allait du logo de MSF à la célèbre sacherie de la RMN conçue à partir du plan de Turgot. Ce parcours a forcément façonné l’éditeur que je suis. Je me pose toujours la question de savoir 'à qui je m’adresse'. Que ce soit pour une jaquette de couverture, un document promotionnel ou un argumentaire pour les représentants en librairie, la réponse est toujours adaptée – sur le fond comme sur la forme. Un exemple récent : la façon dont j’ai abordé la création d’une ligne de Poche en BD Sarbacane, avec l’idée de faire découvrir les best-sellers de Sarbacane… à petit prix (12 euros seulement). J’ai réfléchi au public (des romans graphiques accessibles à toutes les bourses, étudiants, jeunes actifs), au design (une ligne graphique forte, identifiable, claire, élégante, moderne... l’œuvre de départ et le travail de l’auteur sont respectés), l’angle marketing de la mise en vente en librairie (4 BD Poche Collector pour les 20 ans de Sarbacane)…"
BIEF : Contrairement à beaucoup d’autres maisons de jeunesse vous n’éditez pas de fantasy. Pourquoi ?
Frédéric Lavabre : "Je ne lis pas plus de livres de fantasy que je n’en regarde au cinéma. Emmanuelle Beulque non plus. On publie ce que l’on a plaisir à lire, une question de goût et de personnalité, donc. En revanche, Julia Robert, désormais l’éditrice de la collection Exprim’, développe une ligne de romans "imaginaires", comme La Dragonne et le Drôle de Damien Galisson, déjà multiprimé (vous en saurez plus quand l’embargo sera levé, mais chut !). Il faut qu’un éditeur incarne ses collections, et nous faisons confiance à Julia pour cela, qui en a le goût et la compétence."
BIEF : Dans vos collections Pépix pour les 8-12 ans et Exprim’ pour grands ados et jeunes adultes, les auteurs abordent des questions sociales comme la grossophobie, le féminisme, les addictions… Est-ce que les lecteurs ont tout de suite été au rendez-vous ou a-t-il fallu du temps ?
Frédéric Lavabre : "En 2014, nous avons créé une collection de romans illustrés pour les 8-12 ans, Pépix, qui a tout de suite trouvé son public. La promesse "Humour, Aventure et Irrévérence" était visiblement le cocktail gagnant ! Et la série Le Journal de Gurty de Bertrand Santini (11 tomes à ce jour) est notre best absolu dans la collection : 500 000 exemplaires ! Sans être pontifiant ni donneur de leçon, Bertrand aborde à travers des fictions drôles et sensibles des questions qui lui sont chères, comme le bien-être animal. Nous aimons accueillir ces livres qui, à travers la fiction, et sans être "des livres médicaments", portent en eux, en creux, une dimension parfois engagée qui éclaire et fait réfléchir le jeune lecteur."
BIEF : Le dialogue entre le texte et les images est l’un de vos fondamentaux. Comment trouver un équilibre entre la forme et le texte, par exemple dans Midi Pile de Rébecca Dautremer qui est à la fois un objet d’art et un récit qui plonge le lecteur dans la psychologie de Jacominus Gainsborough ?
Frédéric Lavabre : "Le texte et l’image, le fond et la forme, la relation intellectuelle et créative entre Emmanuelle Beulque et moi, c’est un peu l’histoire de Sarbacane. En 2016, Rébecca avait envie de se remettre en question et cela passait pour elle par une nouvelle façon de travailler, une nouvelle maison. En découvrant notre catalogue, elle nous a contactés, nous avons pris rendez-vous, nous nous sommes entendus sur des ambitions communes, et c’était parti ! Nous étions forcément ravis d’accueillir la grande illustratrice qu’elle était déjà ; mais cela fait partie de nos plus belles joies d’éditeurs de l’avoir vue alors déployer plus largement ses ailes, et de révéler à son public la grande autrice qu’elle est, aussi. Son extraordinaire Midi Pile (Pépite du Salon de Montreuil 2019) est le résultat éclatant de cette collaboration. Une vraie rencontre, humaine aussi."
BIEF : Vous avez fait le choix de n’avoir que très peu de collections en comparaison avec d’autres éditeurs de jeunesse et de BD. Pourquoi ?
Frédéric Lavabre : "Peu, mais soignées. En tout cas, c’est ce que nous essayons de faire. Si je prends l’exemple d’un auteur de BD qui va passer un an de sa vie ou plus sur un album, je ne me vois pas l’accompagner de façon désinvolte, me suffire d’un accompagnement survolé. C’est le minimum de respect que je lui dois. Exigence éditoriale, direction artistique, promotion, presse, salons, dédicaces, expositions… toute l’équipe est derrière lui ! Nous avions atteint, tous catalogues confondus, près de 110 nouveautés annuelles, on est plutôt à 90 désormais et notre volonté est de baisser encore."
BIEF : Vos titres rencontrent beaucoup de succès à l’international. Clémentine Beauvais, par exemple, est traduite dans 15 langues. Comment faites-vous pour attirer l’attention de vos collègues étrangers ?
Frédéric Lavabre : "Moi j’attends dont je parlais plus haut a été vendu à 400 000 exemplaires et dans une douzaine de langue ! Nous avons, dès la création de la maison, été présents à l’international et toujours sur le stand du BIEF ! Nous avons été sollicités, soutenus par le BIEF, je dois le dire, pour intervenir sur de nombreuses manifestations à l’étranger : Amsterdam, Londres, Berlin, Buenos Aires, Hong Kong, Taïwan, Séoul, Shanghai, Pékin, Thessalonique, Madrid… Cette présence, avec persévérance, a été une formidable rampe de lancement pour nos ventes à l’étranger. Ce qui était porteur aussi d’un message fort, dynamique et positif à nos auteurs : Vos œuvres vivent hors de nos frontières !"
BIEF : Sarbacane est également connu pour ses adaptations littéraires, tel 1984 de George Orwell, paru en 2021, et qui a reçu le Prix Uderzo de la meilleure contribution au 9e art et le Prix Fnac-France Inter. Quelle place ces adaptations occupent-t-elles dans votre catalogue ?
Frédéric Lavabre : "On reçoit peu de très bons textes. La France a développé une offre incroyable d’écoles d’art, mais en ce qui concerne l’écriture, le scénario, j’attends toujours... Et puis tous les dessinateurs ne sont pas de bons auteurs. Un bon album en jeunesse, ce n’est pas juste 12 belles images, c’est autre chose qui se joue. En album, les textes sont courts, 3000-5000 signes, mais court ne veut pas dire facile, tout au contraire. C’est de l’horlogerie fine. En BD, je lis beaucoup de romans et c’est au fil de mes lectures, et celles croisées avec Emmanuelle, que des envies d’adaptation naissent. J’en propose alors la lecture à des dessinateurs et s’ils adhèrent, nous essayons d’en obtenir les droits pour qu’ils les adaptent. Parfois un auteur peut aussi me parler d’un roman qu’il a aimé, comme Un travail comme un autre de Virginia Reeves adapté par Alex W. Inker. En fait il n’y a pas de règle. Je publie une bonne vingtaine de romans graphiques par an, dont quelques-uns sont tirés de romans : Un pied au paradis de Ron Rash, Les étoiles s’éteignent à l’aube de Richard Wagamese, Dans la forêt de Jean Hegland, L’Astragale d’Albertine Sarrazin, Le Dernier Lapon d’Olivier Truc, 1984 de George Orwell… En revanche, il n’y a pas un nombre de romans prédéterminé à publier par année, ce peut être un, deux ou zéro, on marche uniquement au 'coup de cœur.'"
BIEF : Emmanuelle Beulque travaille avec les auteurs en album de façon remarquable...
Frédéric Lavabre : "Absolument ! Nous parlions de Rébecca Dautremer et il est clair qu’Emmanuelle a apporté sa pierre et Rébecca, je crois, a trouvé ce qu’elle était venue chercher : échange, exigence, travail sur le texte, bienveillance… D’autres collaborations, comme avec Didier Lévy ou Davide Cali, des auteurs, amis, de plus de vingt ans, ou des nouveaux venus comme Simon Priem, sont aussi la preuve et le signe du lien si fort et de la confiance qui se construisent entre une éditrice et les créateurs qu’elle accompagne. Et aussi de l’envie de continuer ensemble à réfléchir, explorer, créer encore… et publier."
BIEF : Comment abordez-vous les sujets qui préoccupent les jeunes (l’écologie, la lutte pour l’égalité hommes/femmes, l’immigration…) ?
Frédéric Lavabre : "On ne les aborde pas, on les accueille. Les auteurs nous proposent leur création et nous décidons de les accompagner, ou pas. Et il est vrai que de nombreux ouvrages, notamment en album jeunesse, parce que cela importe à Emmanuelle Beulque, sont en prise directe avec les grandes questions sociétales : l’écologie, la différence, le racisme, le rapport aux autres, la solitude, l’éloignement, la peur de l’autre, la mort… et cela ne date pas d’hier ! Citons Il faudra de Thierry Lenain et Olivier Tallec, On n’aime pas les chats de François David et Géraldine Alibeu, L’Arbre lecteur de Didier Lévy et Tiziana Romanin… Et cette année, Liberté cheval ! de Lucie Land et Clara Debray ou Pas bêtes les plantes, de Philippe Nessmann et Jean Mallard… liste non exhaustive."
BIEF : L’éco-édition est un sujet important, comment vous positionnez-vous par rapport à cet enjeu ?
Frédéric Lavabre : "On imprime 90 % de nos nouveautés en France. C’est plus cher que de produire en Lituanie ou en Slovénie, mais on l’assume ! D’ailleurs, parce que nous pensons que nos lecteurs sont aussi des acheteurs vigilants, comme en agriculture raisonnée, nous mentionnons la provenance de nos livres en faisant figurer sur la page © la mention 'Ce livre a été imprimé et fabriqué par une imprimerie en France certifiée IMPRIM’Vert… il n’a parcouru que 410 km pour être livré à notre distributeur'. L’autre réponse est de ne pas surproduire ni d’enfiler les nouveautés comme des perles où l’une chasse l’autre, et de se poser à chaque fois la question de la nécessité – ou pas – de publier tel ou tel projet."
BIEF : Après 20 ans d’existence, quels sont vos objectifs pour l’avenir ?
Frédéric Lavabre : "Soutenir le travail de création de nos auteurs et autrices et continuer à rendre leur travail visible en libraire, en salon, en presse, sur les réseaux sociaux… sur un marché aussi pléthorique que parfois confus. Donner du sens à ce que nous faisons, avec modestie et ambition."
BIEF : Merci beaucoup pour cet entretien et félicitations aux éditions Sarbacane !
Propos recueillis par Hannah Sandvoss et Katja Petrovic