Même si le fossé est encore important entre les marchés du Nord et du Sud, la chaîne du livre en Afrique francophone et au Maghreb se structure. Ses acteurs s’organisent pour développer leurs marchés. Des efforts toutefois fragilisés par certaines pratiques telles que le don de livres...
Une quarantaine de "vraies" librairies pour 26 millions d’habitants
René Yedieti, qui dirige à Abidjan La Librairie de France, n’hésite pas à parler de véritable "désert de distributeurs". "La Librairie de France, c’est dix magasins, pour l’essentiel à Abidjan… mais le pays, c’est 26 millions d’habitants sur 320 000 km²… et l’on compte à peine une quarantaine de librairies professionnelles."
Au Cameroun, François Nkeme des éditions Proximité recense une dizaine de librairies professionnelles. Pour l’essentiel, les ventes se font lors des foires et salons du livre. "Toutes les occasions sont bonnes à prendre : le moindre évènement littéraire, congrès ou manifestation… l’éditeur se déplace pour vendre ses livres. Nous faisons quasiment un métier de colporteur !" Le secteur informel (les "librairies par terre") fait le reste, mais il porte surtout sur le livre scolaire et ne concerne qu’à la marge la littérature ou la jeunesse.
"Cette réalité contribue sans doute à l’image qu’ont les éditeurs du Nord de nos marchés, mais du point de vue des éditeurs africains, elle entretient du même coup leur méconnaissance."
Le marché local se structure
René Yedieti observe pourtant que les choses évoluent de façon positive au niveau de l’édition locale. "Je suis rentré dans le milieu il y a une douzaine d’années. Aujourd’hui, dans mes librairies, l’édition africaine a une très bonne place, avec des titres qui nous viennent de plusieurs pays." Et d’ajouter également que les éditeurs ivoiriens produisent aujourd’hui "avec la même qualité et avec des catalogues d’auteurs vendus à des niveaux qu’on envierait même dans le Nord". Les choses évoluent donc, le marché se structure et les productions locales prennent peu à peu leurs marques.
Au Québec, Simon de Jocas, qui dirige les éditions Les 400 coups, a rappelé qu’il n’a pas été toujours facile pour les éditeurs québécois de se faire une place sur leur propre marché. Et que c’est à la faveur d’une mobilisation des acteurs de la chaîne du livre et des pouvoirs publics du Québec qu’il leur a été possible de travailler "entre les jambes des grands groupes (français)… tout en laissant les géants travailler au-dessus de nous !"
Pas de don sans accord avec les éditeurs locaux !
Pour autant, René Yedieti a tenu à mettre en garde contre les risques "d’une désorganisation qui émane des acteurs eux-mêmes", en pointant du doigt la responsabilité de l’édition française dans les opérations de dons du livre qui "contribuent à déstabiliser nos marchés". Et d’ajouter : "Je ne suis pas contre le don, je souhaite simplement qu’il soit organisé avec les acteurs du livre sur le territoire. Faire des dons, nous aussi nous en sommes capables. À La Librairie de France, j’ai une fondation et nous faisons des dons. Mais ces dons ont lieu en accord avec les éditeurs locaux qui y participent." Une position également défendue par Simon de Jocas : "S’il ne faut pas stigmatiser la notion de don, il importe de prendre en compte la relation de partenariat avec les éditeurs du pays."
Faire bouger les lignes
En définitive, cette problématique du don renvoie à une aspiration plusieurs fois exprimée au cours de ces tables rondes par les éditeurs francophones du Sud à l’égard de leurs homologues du Nord. À la suite de Béatrice Gbado, qui soulignait l’enjeu de la posture ou du regard dans les coopérations éditoriales Nord-Sud, René Yédieti a pu affirmer que le développement de cette francophonie du livre était avant tout une question de vision. "A-t-on véritablement envie de poser des actes et de faire bouger les choses ? Parce que les solutions sont là et leur mise en œuvre est parfois bien plus facile qu’on ne le pense."