La Corée pourrait s’enorgueillir de la traduction en France d’un texte intitulé Printemps parfumé, plus connu aujourd’hui sous le titre de Chunghyang, traduit par Hong Jeong-u et Rosny Aîné et publié chez Dentu, à Paris en 1892. Cette traduction introduit en France la littérature coréenne, suivie en 1895 d’une adaptation d’un autre conte coréen Shim Cheong. En 1896, la France et la Corée signent leur premier traité de coopération. En 1934, Figuière édite à Paris un roman de So Yong-hae, Miroir cause de malheur.
Si quelques autres traductions voient le jour de façon sporadique, il faut attendre les années 1990 pour lire régulièrement la production littéraire coréenne. Cette production, illustration des années sombres, permet tout de même de se faire une assez bonne représentation de cette littérature d’Extrême-Orient. En effet, l’histoire du dernier siècle coréen fut si troublée qu’elle rendit la littérature insécable des événements historiques. Mais la présence littéraire de la Corée en France n’a pas suivi la chronologie des événements vécus par le pays. Ainsi, l’histoire de la littérature coréenne se confond avec l’histoire de son édition en France. L’exercice rend malaisé une approche chronologique pour le lecteur français.
La faible présence de la littérature coréenne en France
La Corée fut longtemps isolée du reste du monde. Entrer ou sortir du pays sans permission était puni de mort. La Corée fut ainsi longtemps coupée de toute influence étrangère, hormis l’influence chinoise. Ce fut, paradoxalement, peu avant et pendant l’occupation japonaise que la Corée prit conscience de son environnement ; notamment quand, face à son asservissement, elle ne reçut que l’indifférence des nations occidentales. De cette occupation, la langue et la littérature coréennes eurent à en pâtir. L’ombre de la Chine, tantôt bienfaitrice tantôt menaçante, et la proximité avec le Japon donnèrent de la Corée l’image d’un pays vassalisé, ne disposant que d’une culture et d’une littérature de copie. La littérature coréenne, vampirisée par ses deux grands voisins, accéda tardivement à la reconnaissance internationale.
Le pays vécut une fin de XIXe et un début de XXe siècle où aucune épreuve ne lui futépargnée : une ouverture forcée à l’Occident,
puis l’occupation japonaise de 1905 à 1945. Durant cette période sombre faite de souffrances et de privations, la littérature coréenne fut tiraillée entre une conception de son rôle idéologique, un sentiment nationaliste et des influences occidentales. De nombreuses revues littéraires virent le jour et jouèrent un rôle déterminant, malgré les aléas de l’histoire. De grands auteurs de l’époque tels Yi Gwansu, Kim Dong-ni ou le poète Kim Soweol débattirent sur le rôle de la littérature face à l’Histoire, tandis que Yi Sang inventait dans ses poèmes et récits Les Ailes (2004) ou Écrits de sang (2011) des formes nouvelles, quelquefois hermétiques.
À La Libération en 1945, le pays fut divisé par les grandes puissances en deux camps idéologiques, le Nord et le Sud, avant de l’être, avec la guerre de Corée (1950-1953), au plan géographique. "Surmonter la division" fut alors un des thèmes majeurs de la littérature. Hwang Sok-yong illustrera le déchirement vécu dans Monsieur Han (1970, 2002), court roman dans lequel le personnage principal est accusé par le Sud d’être un agent du Nord et par le Nord d’être un sympathisant du Sud, tandis que Choe In-hun, dans La Place (1961, 1973, 1994), refusera à son personnage central le choix entre le Nord et le Sud.
La génération hangeul
Après la guerre de Corée, la démocratie n’est toujours pas au rendez-vous : les troubles sociaux agitent le pays et la révolution
populaire de 1960 n’aboutit pas. En 1961, la junte militaire prend le pouvoir. Les libertés publiques sont étouffées et, sous la direction du général Park Chung-hee, le pays engage à marche forcée un processus de modernisation. La croissance économique se met lentement en place, mais l’écart entre les classes sociales s’accroît. Une urbanisation chaotique bouleverse durablement le paysage. La langue coréenne écrite, le hangeul, devient la langue enseignée. Autrefois malmenée par les Japonais, subissant la lourde et élitiste influence chinoise, le hangeul avait peiné jusque-là à s’imposer comme langue littéraire. C’est dans cette langue écrite que la nouvelle génération d’auteurs coréens va désormais s’exprimer.
Malgré la censure, la littérature va témoigner des ravages de la modernisation et de la souffrance des exclus face à cette politique,
comme Hwang Sok-yong avec Les Terres étrangères (1970, 2004), Choi Se-hui avec La Petite balle lancée par un nain (1978, 1991), Kim Seung-ok avec La Surproductivité (1966, 1992) ou encore Choe In-ho avec La Tour des fourmis (1963, 2006). La poésie ne reste pas à l’écart avec Ko Un, Shin Kyeong-nim ou Kim Ji-ha.
Au cours de cette période, la littérature féminine, souvent confinée à l’exception, fait surface et participe au double combat, contre l’oppression sociale et pour l’émergence d’une parole littéraire et féminine. Park Kyeong-ni et son œuvre fleuve La Terre (1969-1994), Park Wanso Les Piquets de ma mère (1980, 1994) et Oh Jeong-hee L’Oiseau (1996, 2005) sont parmi les premières. L’un des plus grands écrivains de Corée Yi Cheong-jun, à l’écart des débats idéologiques, publie Ce paradis qui est le vôtre (1976, 1993), dans lequel le consentement à la domination (autre thème traité par Yi Munyol) est au centre de l’œuvre.
Un vent de liberté
En 1981, après l’assassinat de Park Chung-hee, le pays est toujours plongé dans la dictature militaire et les troubles sociaux. Le massacre par l’armée des manifestants de la ville de Kwangju va marquer bon nombre d’œuvres, telles que celles de Choe Yun, Là-bas sans bruit tombe un pétale (1990, 2000) ; Jo Jong-nae, Le Fleuve Han ; Im Chol-woo, Je veux aller dans cette île (1991, 2013). À la même période, Yi Munyol publie deux œuvres magistrales et dérangeantes d’ambiguïté : Pour l’empereur (1982 : 1998) et Notre héros défiguré (1987, 1990). Une nouvelle révolution populaire échoue en 1987, mais les Jeux olympiques de Séoul en 1988 et les bénéfices de la modernisation du pays vont recouvrir la Corée d’une auréole nouvelle. Le pays accède à la scène mondiale.
Les Coréens découvrent la liberté et, avec elle, la consommation de masse, l’attrait de l’argent, les échanges avec l’extérieur. De nouvelles formes esthétiques apparaissent en même temps que les premiers signes d’une industrie culturelle se font jour. L’individualisme autrefois contenu par des règles confucéennes étroites grandit. La satisfaction des plaisirs individuels se substitue à l’idéologie (autant qu’à l’illusion) communautaire. La crise asiatique de 1997 va donner un sérieux coup de frein à la griserie collective. Le FMI conditionne son aide à la restructuration libérale du pays. La littérature s’affranchit de la grammaire traditionnelle du roman. Des auteurs comme Kim Young-ha, La Mort à demi-mot (1993, 1998), ou Yun Dae-nyeon, Les Amants du Coca-Cola club (1999, 2003) et Voleur d’œufs (2001, 2003), publient des romans au ton neuf, sans se soucier d’un quelconque devoir de mémoire à l’égard des aînés. Aux côtés de la tradition réaliste de Hwang Sok-yong, Le Vieux jardin (2000, 2005), cohabite l’œuvre tourmentée de Lee Seung-u, L’Envers de la vie (1992, 2002).
La littérature foisonne
La Corée, à travers une habile politique de soft power profitant essentiellement à la technologie et à l’industrie culturelle, frappe à la porte de la mondialisation. La France devient plus sensible à la littérature coréenne : on peut désormais lire, en des temps rapprochés, des œuvres contemporaines de leur production. Car la situation a changé. La classe moyenne, balbutiante dans les années 70, modélise les comportements mais les rapports sociaux se tendent. Les œuvres majeures du passé deviennent aux yeux des lecteurs coréens souvent dépassées.
Kim Ae-ran fustige la famille, autrefois socle des relations, dans Cours papa, cours ! (2005, 2012), et la consommation effrénée dans Ma vie dans la supérette (2005, 2012) ; Pyun Hye-young fait exhaler le pourrissement d’une société dans Aoï Garden (2005, 2016) et Cendres et rouge (2010, 2015) ; Jung Young-moon (Pour ne pas rater ma dernière seconde, 1998, 2007) déconstruit le roman sur les traces de Yi In-seong (Interdit de folie, 1995, 2010), tandis que Kim Tae-yeong (Si j’étais un maquereau, 2011) ou Han Yu-joo (Le roi et le scribe, 2016) semblent vouloir dissoudre le récit dans une forme de refus de l’écriture. Kim Jung-hyuk remet en cause les normes collectives dans La bibliothèque des instruments de musique (2008, 2012) ; dans Je suis un écrivain fantôme (2005, 2013), Kim Yeon-su réinterroge l’histoire et met en lumière les gens ordinaires. Eun Hee-kyung, en digne héritière des romancières des années 70, questionne le statut et l’identité sexuelle de la femme à travers les deux titres Les Boîtes de ma femme (1995 : 2009) et L’Héritage (2002, 2014). Lee Seung-u dans Ici comme ailleurs (2007, 2012) poursuit son travail sur la difficile reconquête du paradis perdu dans un monde où Dieu s’absente régulièrement.
La littérature foisonne et les jeunes auteurs rivalisent d’imagination, n’hésitant pas à porter leurs investigations dans des recherches formelles ou le renouvellement des genres. Sans référence possible à une histoire qu’ils n’ont pas vécue, sans socle idéologique commun, ils explorent aussi des sujets autrefois tabous, tels Park Min kyu (Pavane pour une infante défunte, 2009 : 2014), Kim Un-su (Le Placard, 2006, 2013), Han Kang (Pars, le vent se lève, 2010, 2015 ; et La Végétarienne, 2007, 2015).
Les auteurs des anciennes générations coexistent avec leurs cadets. Hwang Sok-yong étend son travail et son audience hors des frontières de la Corée (Shim cheong, fille vendue, 2010, et Princesse Bari, 2007, 2013) ; Yi In-seong poursuit ses recherches formelles (Sept méandres pour une île, 1999, 2013) ; Kim Young-ha imagine un monde nouveau à construire dans Fleur noire (2003, 2007) ; tandis que Gong Ji-young (Nos jours heureux, 2005, 2014) continue son combat pour un monde plus juste et plus tolérant.
L’engouement que connaît en Corée la poésie, genre noble des anciens lettrés coréens, se traduit par des traductions françaises de Songe de la falaise (1999, 2012) de Oh Sae-young, Des choses qui viennent après la douleur (1994, 2005) de Lee Seung-bok ou encore d’Ordures de tous les pays, unissez-vous ! (2004, 2016), dans lequel Kim Hyesoon continue d’explorer la parole poétique comme instrument de combat politique des femmes. De même que des textes anonymes de pansori – un art traditionnel, récité et chanté – sont édités, comme Le Chant de la fidèle Chunghyang (2008), ou encore créés, comme le pansori moderne de Lee Jaram Le dit de Sichuan (2010).
La littérature coréenne, qui avait cultivé son substrat dans les années sombres, repousse ses propres frontières littéraires. Désormais, ce n’est plus la géographie qui marque sa littérature mais bien sa langue. La production qui nous parvient régulièrement prouve que le mouvement, sans être irréversible, est bien lancé.
Si une histoire de l’édition en France de la littérature coréenne ne saurait tenir toute dans cette présentation, pas plus que nous n'avons pu pour des raisons de longueur attribuer chaque oeuvre à son éditeur, l’on peut signaler néanmoins les principaux éditeurs dans ce domaine. Incontestablement, le plus gros producteur de titres coréens à partir des années 90 furent les éditions Actes Sud, avec quelques traductions de Roger Leverrier, puis ensuite de façon soutenue sous la direction de Patrick Maurus, à qui nous devons de pouvoir lire quelques-uns des plus beaux textes de la littérature coréenne. Zulma dans les années 2000 mit à disposition du lectorat les textes d’auteurs comme Hwang Sok-yong, Lee Seung-u, Eun Hee-kyung, entre autres…
En 2004, c’est Imago qui crée sa collection "Scènes Coréennes" dans laquelle l’éditeurnous offre des textes de théâtre, de pansori, et publie aussi des romans et des ouvrages de sciences humaines. Les éditions Picquier, où fut créée une collection coréenne en 2007, sont actuellement l’un des deux plus gros éditeurs de littérature coréenne en France avec Decrescenzo Éditeurs, maison d’édition dédiée à la littérature de Corée créée en 2012 et disposant aujourd’hui d’une trentaine de titres au catalogue.
Enfin, dans ce trop bref aperçu, il serait dommage d’oublier l’un des éditeurs parmi les plus anciens – Maisonneuve & Larose – et d’autres qui publient régulièrement quelques ouvrages de littérature coréenne, comme L’Asiathèque, Serge Safran, le Serpent à Plumes, l’Atelier des Cahiers, l’Harmattan, Circé, Bruno Doucey, Gallimard, Le Seuil, Sombres Rets…
La revue Keulmadang : passerelle vers la lointaine Corée
Keulmadang est une revue de littérature coréenne proposée par France-Corée, publiée par Decrescenzo Éditeurs et affiliée à l’Institut de Recherches Asiatiques de l’université Aix-Marseille (IRASIA). Créée en juillet 2009 sur Internet, la revue compte aujourd’hui 35 000 lecteurs annuels dans 65 pays (www.keulmadang.com).
À travers articles, recensions des dernières parutions (romans, nouvelles, albums jeunesse, ouvrages de sciences humaines et sociales) et études littéraires, la revue esquisse un panorama de la production éditoriale coréenne traduite en langue française.
À la suite de la revue bimestrielle sur Internet, Keulmadang est devenue une revue papier, diffusée dans les librairies par Le Seuil. Trois numéros ont été publiés depuis 2014 et un numéro spécial Salon du livre 2016 sera mis en vente mi-février.
Keulmadang est aussi organisateur de forums littéraires, à Aix-en-Provence, à Paris ou à Lyon. Elle produit aussi un certain nombre de documentaires : sur Eun Hee-kyung, disponible sur You Tube ; sur Jung Young-moon, en cours de montage ; un autre en cours de réalisation sur Han Yu-joo. On peut aussi voir sur YouTube les captations des forums d’écrivains : Pyun Hye-young, Kim Jung-hyuk, Han You-joo, Kim Ae-ran, Kim Young-ha, Lee Seung-u…
Keulmadang vient de créer sur Internet un Centre de ressources littéraires sur la littérature coréenne, qui comprend des fiches d’auteurs, des films documentaires et les monographies présentées plus haut, des biographies d’auteurs. Keulmadang est dirigée par Jean-Claude de Crescenzo et Julien Paolucci, Lucie Angheben est rédactrice en chef adjointe.
En librairie en février 2016, n°4 : Panorama de la littérature coréenne – les écrivains coréens aujourd’hui.
L’Asiathèque : un nouveau lieu pour la fiction coréenne
L’Asiathèque, la célèbre maison d’édition spécialiste des cultures et des langues du monde, s’ouvre en 2016 à la fiction, en commençant par les littératures contemporaines taïwanaise et coréenne.
Concernant cette dernière, Philippe Thiollier, directeur de cette nouvelle ligne éditoriale, explique avoir voulu "créer cette impulsion au moment même où la France célèbre L’année de la Corée et où l’on sent un vrai intérêt pour la culture asiatique contemporaine : ouverte, hypermoderne, d’emblée mondialisée, mais aussi sensible et enracinée dans des traditions qui nous sont souvent inconnues*".
La nouvelle collection "Monde coréen" publiera en mars 2016 deux titres importants : L’Art de la controverse, de Park Hyoung-su, romancier de l’autodérision, qui livre ici six nouvelles à l’humour ravageur ; et Le Phare de Lim Chul-Woo – auteur majeur, best-seller en Corée, salué par de très nombreux prix littéraires et invité officiel au Salon du livre de Paris 2016 –, qui dépeint le destin tourmenté d’un adolescent.
En contrepoint, deux livres permettront de pénétrer autrement le monde coréen. Histoire de Dame Pak (février), qui fait partie des premières grandes œuvres de la littérature romanesque classique ; et, dans la collection "Liminaires", Halabeoji (janvier) de Martine Prost, grande spécialiste française de la Corée, déjà auteur en 2011 à L’Asiathèque de Scènes de vie en Corée, qui nous raconte dans ce livre sa propre histoire.
* Livres Hebdo, 13 mars 2015.