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Compte rendu

Rencontres franco-allemandes d’éditeurs de littérature à Berlin : quand l’édition devient un enjeu de société

juillet 2012

[29-30 mai 2012]
C’était la quatrième fois que des éditeurs des deux côtés du Rhin étaient réunis par le BIEF et le Bureau du livre de l’ambassade de France à Berlin, avec le soutien de la Foire de Francfort. On y avait déjà parlé des sciences humaines, de la jeunesse, de beaux livres. Cette année, on allait y parler littérature.


C’était la quatrième fois que des éditeurs des deux côtés du Rhin étaient réunis par le BIEF et le Bureau du livre de l’ambassade de France à Berlin, avec le soutien de la Foire de Francfort. On y avait déjà parlé des sciences humaines, de la jeunesse, de beaux livres. Cette année, on allait y parler littérature. On sait l’importance –réelle et symbolique– de ce secteur dans chacun des deux pays et aussi comme moteur de leurs relations. Qu’est-ce qui, mieux que la fiction, reflète une société, aide à sa connaissance ?

Il faut dire que ces partenaires se connaissent bien, et depuis longtemps. Ils se voient régulièrement, travaillent en bonne entente, se comprennent parfaitement, comme l’a exprimé Jean Mattern. Probablement, c’est à cause de l’égale importance de l’écrit et de la tradition du livre en Allemagne comme en France.
Les lecteurs des deux pays se parlent par traductions interposées, ayant ainsi accès au patrimoine et à la création littéraire contemporaine de l’autre. Les chiffres se rapportant aux échanges de droits attestent de ce dynamisme. On peut donc parler de « concert culturel » entre les deux pays. Mais pour Maurice Gourdault-Montagne, ambassadeur de France en Allemagne, il faut aller plus loin encore dans la coopération franco-allemande, pour aborder « des thèmes cruciaux, dont la portée politique est réelle », qu’ils concernent la protection de l’univers traditionnel du livre ou son devenir à l’ère du numérique.
 
Convaincus de ce que cette journée de débats pouvait apporter de singulier et de concret par rapport à la multitude de questions qui se posent aujourd’hui à eux –en termes de création, de production et de diffusion–, 150 éditeurs français et allemands, ainsi que les acteurs institutionnels des échanges dans ce secteur, ont rempli l’auditorium que l’ambassade de France avait alloué à cette manifestation.

 
France-Allemagne : à la recherche du regard de l’autre
Jean-Guy Boin, directeur général du BIEF, a rappelé que dans le marché français, cinquième marché du livre au monde, la littérature représentait en 2010 (dernières statistiques disponibles) environ 24,2% du chiffre d’affaires total de l’édition. En Allemagne, ce pourcentage s’élève à 34%.
En ce qui concerne les échanges de droits en fiction, « il existe un flux actif dans les deux sens », comme l’a indiqué Jean Mattern (Gallimard). En 2010, dans ce domaine, ce sont 125 titres qui ont été achetés aux éditeurs allemands par les éditeurs français (source Electre/ Livres Hebdo) et 134 qui ont été cédés pour une traduction vers l’allemand. En 2011, avec un total de plus d’un millier de contrats signés, tous domaines confondus, l’allemand est devenu la première langue de traduction du français (chiffres SNE/BIEF).
 
Sur quoi se porte cet intérêt réciproque ? De l’Allemagne par rapport à la France, avant tout sur des auteurs qui apportent un éclairage particulier à des thèmes universels. Comme l’Afghan Atiq Rahimi ou l’Algérien Yasmina Khadra, publiés en traduction par Ulrike Ostermeyer (éditions Ullstein), des auteurs francophones au double horizon culturel, dont « l’expérience humaine universelle qu’ils transmettent devrait intéresser les Allemands ». Delf Schmidt (éditeur consultant) évoque, de son côté, l’électrochoc que fut pour lui Les Bienveillantes : « Aucun Allemand n’aurait pu écrire cela ».
L’apport de la France, pour les éditeurs allemands, viendrait donc de l’écho qu’elle donne à des cultures extérieures ou à l’histoire contemporaine ? C’est ce qu’a souligné Bernard Barrault (éditions Julliard), en ayant remarqué que "l’Allemagne n’est pas abordée dans les livres français, sauf liée à la Seconde Guerre mondiale ou à la chute du Mur…". Mais pas uniquement, bien sûr. L’intérêt des éditeurs allemands pour le roman français peut venir de tout autre chose ; ainsi, pour Delf Schmidt, d’une capacité à mêler l’intime et le politique dans un jeu métaphorique tel que le pratiquent des écrivains comme Michel Houellebecq ou Virginie Despentes…
D’après Jean Mattern, le public français, lui, n’aurait pas de perception globale de la littérature germanophone : "Ce que les lecteurs cherchent, c’est un bon livre dans lequel l’origine nationale ne compte pas". Sans préjugés, ils pourraient appartenir à ce que Camille de Toledo, présent dans l’auditoire, a appelé dans un article récent paru dans Le Monde "une citoyenneté des appartenances multiples"*. Au-delà du genre et de l’auteur, reste au centre l’œuvre, comme celle d’Elfriede Jelinek ou d’Herta Müller, toutes deux couronnées par le prix Nobel de littérature.
 
L’auteur, l’éditeur, le libraire, garants ensemble de la diversité
Commune aux deux pays, il y a une grande diversité des auteurs. Et commune donc aussi, la volonté de promouvoir et de défendre cette richesse. Comment pérenniser la chaîne traditionnelle du livre ? se sont demandé les intervenants.
Le prix fixe, qui a sauvé la distribution dans les deux pays, et le soutien aux librairies ont été défendus avec une conviction sans faille par Sabine Wespieser, directrice de la maison éponyme. Du côté allemand, Joachim Unseld (Frankfurter Verlaganstalt), qui publie 10 à 15 livres par an, dont des traductions du français, a insisté en contrepoint sur la concentration de la librairie en Allemagne ; relayé par Elisabeth Ruge (Hanser Berlin), qui a souligné le risque d’industrialisation de l’édition, avec comme seul client Amazon. Bref, les professionnels allemands se sentent pris dans la tourmente quand il leur semble que les Français vivent encore sur "l’île des bienheureux".
« La période du système classique est révolue en Allemagne », a déclaré Joachim Unseld, le livre deviendra un bien d’exception, alors que les éditeurs français présents, dont Paul Otchakovsky-Laurens, ont plutôt mis en avant l’idée d’un "contrat de confiance" encore en vigueur entre les parties concernées –auteur, éditeur, libraire- dont l’engagement respectif doit se poursuivre coûte que coûte. La même implication personnelle que l’on a entendue se pratiquer à propos de la promotion des livres, quand « il faut produire une fascination pour les livres que l’on publie », selon Tanja Graf (éditons Graf). "Et comment faire autrement ?", s’est demandé Manuel Carcassonne (Grasset), "à partir du moment où la médiation et la prescription ont explosé ?" Best-sellers inattendus, bouche à oreille, multiplicité des prix littéraires et des festivals, nouveaux outils de marketing (blogs, etc.) sont autant d’indices de la part irréductible de la subjectivité dans ce marché du livre.
 
Le numérique : une menace pour cette diversité ?
Assiste-t-on à une évolution, à une transition ou à une rupture totale ? Question d’échelle, toujours est-il que la période que traverse actuellement le monde de l’édition connaît des turbulences qui rendent éditeurs français et allemands solidaires. "Nous sommes venus prendre connaissance des difficultés des autres", avait d’ailleurs déclaré Alain Gründ, président du BIEF, en ouverture de la journée.
À part pour son application dans le domaine scientifique ou celui des encyclopédies, les débats autour du numérique ne se font pas d’une seule voix des deux côtés du Rhin : « Tout a été dit, mais tout le monde n’a pas dit la même chose ». Il faut dire que le développement de l’édition numérique est très rapide en Allemagne et qu’Amazon y représente 20% des ventes papier contre 10% en France. Des professionnels français ont constaté que "le code d’honneur éditeur-libraire a été mis à mal par le géant américain", quand Andreas Rötzer (Matthes und Seitz) a défendu Internet comme opportunité pour les petits éditeurs de rester indépendants (par la distribution directe). Pour Bernard Comment (Le Seuil), qu’il s’agisse du métier d’éditeur ou des nouvelles formes de création et de réception qu’engendreraient ces nouveaux supports, il faut prôner une "vigilance démocratique", un respect des règles pour apporter de l’ordre dans le "magma mondial". Mais pourquoi donc, se sont interrogés des éditeurs allemands, le domaine du livre voudrait-il limiter la liberté de création sur Internet ? "Il ne faut pas que l’économique s’approprie le symbolique", a répondu avec force Bernard Comment, introduisant ainsi le dernier débat de la journée, portant sur l’encadrement juridique, législatif et fiscal dans l’univers numérique et l’intervention des pouvoirs publics.
 
Des enjeux communautaires : la protection de la propriété intellectuelle et la maîtrise des outils du commerce numérique
C’est assurément Jacques Toubon, président du Haut Conseil culturel franco-allemand, qui a donné le ton vibrant à cette rencontre et montré l’engagement de la France pour la constitution d’une Europe pour le livre numérique, qui ne saurait toutefois exister sans une action commune franco-allemande. Pour l’heure, la législation n’est pas la même des deux côtés du Rhin. Le prix unique du livre numérique ainsi que l’harmonisation du taux de TVA pour le livre papier et le livre numérique, déjà adoptés en France, se heurtent en Allemagne à des réticences de principe vis-à-vis d'une fiscalité discriminatoire, par exemple, comme l’a exposé Christian Sprang, responsable du service juridique du Börsenverein (association des éditeurs et libraires allemands).
Par ailleurs, sans une politique volontaire de légalisation de l’offre sur Internet, le risque semble considérable pour Jacques Toubon d’une Europe « qui ne serait plus que consommatrice et non plus actrice par rapport au diktat des industries de l’informatique et de l’Internet » et où, selon Antoine Gallimard, président du SNE, "il y aurait une préemption des droits numériques des catalogues des éditeurs par des intermédiaires ou les diffuseurs eux-mêmes"**.
 
À n’en pas douter, la suite qui sera donnée à cette conférence va être regardée de très près par les observateurs et les professionnels du secteur. Tout le monde a pris la mesure de la nécessité de cette action commune franco-allemande à destination de la Commission européenne pour défendre la propriété intellectuelle, tout en assurant un dynamisme vers l’économie numérique, dont cette journée marque une étape importante.
 
* "Europe : lettre aux nouvelles générations", Le Monde, 30 mai 2012
** Voir l’interview d’Antoine Gallimard dans la revue Le Débat sur "Le livre, le numérique", n° 170
 
 
Entretien avec Heidi Warneke, directrice des cessions chez Grasset
 
Le catalogue de littérature étrangère des éditions Grasset, sous la direction éditoriale d’Ariane Fasquelle, est ouvert à beaucoup de langues. L’allemand y tient une place importante. Cette année est parue La Tour de Uwe Tellkamp, un roman sur la réunification, dont les 1000 pages n’ont entamé ni la conviction de l’éditeur, ni l’enthousiasme des médias et qui vient d’être cédé en poche.
"Dans le sens des cessions de nos titres vers l’Allemagne, il y a beaucoup de vitalité aussi", souligne Heidi Warneke. Colombe Schneck, Anne Sinclair, Sorj Chalandon, Gilles Rozier et Virginie Carton, avec son premier roman Des amours dérisoires, sont parmi les auteurs de la maison qui ont traversé le Rhin à la plume.
Au cœur de ces échanges bilatéraux, elle-même d’origine allemande, qu’a-t-elle pensé de ces rencontres professionnelles de Berlin, auxquelles elle participait ?
 
Une alternative aux grands rendez-vous internationaux
Pour Heidi Warneke, "avoir centré ces échanges entre éditeurs des deux pays sous l’angle de la littérature correspondait à un réel besoin. Contrairement à une idée répandue, les cessions en fiction sont parfois plus difficiles à réaliser qu’en non-fiction, par exemple. Les titres se situent plus souvent dans la “midlist” que parmi les grands succès commerciaux. La façon d’y parvenir, à ce moment-là, est d’être ciblé, à la carte". C’est-à-dire aux antipodes de ce qu’occasionnent les grandes foires de droits comme Francfort ou Londres, "où le buzz exclut le reste" et braque le projecteur sur quelques livres.
"Pour une responsable des droits, ajoute-t-elle, les échanges en littérature nécessitent un travail de longue haleine, d’autant que ce domaine en France peut déborder sur d’autres genres. Chez Grasset, par exemple, sous notre couverture jaune, bannière pour des œuvres littéraires, on peut trouver des récits non fictionnels, dès lors que leur écriture l’est". Tel est le cas pour deux ouvrages à paraître dans la prochaine rentrée littéraire de la maison, La Réparation de Colombe Schneck et Théorème vivant du mathématicien Cédric Villani, lauréat de la médaille Fields 2010, sorte de “travel writing” d’un surdoué des maths.
"Il faut du temps pour expliquer cette approche auprès d’éditeurs étrangers aux catalogues plus segmentés, comme cela peut être le cas en Allemagne. Concrètement, en vue de ce type de rencontres, on peut préparer un catalogue spécifique, adapté au marché auquel il est présenté, et non plus un catalogue valable pour le monde entier". On réintroduit la nuance là où l’internationalisation du marché a tendance à la gommer. On réintroduit des auteurs, et pourquoi pas toute une œuvre ?
 
Heidi Warneke juge l’organisation de ces rencontres sur deux jours (tables rondes suivies le lendemain de rendez-vous individuels) satisfaisante, tant dans la date –"c’est un moment propice pour parler de la rentrée mais aussi du printemps"– que dans la représentation des maisons d’édition allemandes, qui a permis de rencontrer celles d’entre elles qui fonctionnent sans scout. "On a pu discuter dans le calme, en toute disponibilité".
 
"Un condensé des réflexions qui sont celles de nos métiers aujourd’hui "

D’une façon plus générale, la journée de tables rondes semble avoir bien mis en évidence ce qui distingue et ce qui rassemble Français et Allemands. "En France, le pouvoir est encore à l’éditorial quand le marketing se fait beaucoup entendre dans les maisons allemandes, plus proches en cela du monde anglo-saxon". Certaines maisons allemandes sont déjà équipées d’un service dédié aux bloggeurs, par exemple, quand les éditeurs français les lisent à peine. En ce qui concerne le numérique, le sujet pivot de ces rencontres, "on a pu constater aussi que les Allemands ont une approche pragmatique là où les Français ont une approche plus passionnelle". Français et Allemands ont pourtant le même objectif –cette journée l’a montré– de ne pas être dans “l’impréparation” par rapport à des pratiques en développement liées aux nouvelles technologies, comme ce fut le cas pour la musique. Même si, cela semble important à Heidi Warneke de le rappeler, "le parti pirate, qui est en train de se renforcer en Allemagne, réclame la libre circulation totale des objets culturels sur le Net". Au total, "une journée qui a permis de résumer les réflexions qui sont les nôtres aujourd’hui", ce qui ne fut pas le moindre de son intérêt.


Catherine Fel

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