Le marché du livre néerlandophone compte 21 millions de consommateurs potentiels – 15 millions aux Pays-Bas et 6 millions dans la partie néerlandophone de la Belgique, c’est-à-dire en Flandre et dans la Région bilingue de Bruxelles-Capitale. La langue commune de ces pays limitrophes donne lieu à un marché du livre fortement imbriqué, les Pays-Bas occupant, il est vrai, une position dominante. Une situation semblable se présente dans la partie francophone de la Belgique – la Wallonie et la Région bilingue de Bruxelles-Capitale - qui est fort intégrée au marché du livre français : plus de 80% du marché de l’édition générale sont importés de France. La langue commune qui permet un échange maximal ne donne pas lieu à un marché ni à des développements semblables. Dans cet article, nous tenterons d’expliquer les similitudes et les différences.
Un dépassement indispensable
Dans le contexte politico-culturel de la Belgique, le néerlandais n’a pas un long passé. Ce n’est que depuis 1930 que le néerlandais est une langue d’enseignement officielle à l’université. De même, ce n’est que depuis 1973 que, par le biais de l’autonomie culturelle résultant de la création du Conseil culturel flamand, la Flandre peut développer sa propre politique culturelle (et linguistique). Le livre en Flandre et ses indispensables acteurs économiques – maisons d’édition et librairies – ont par conséquent un dépassement à réaliser par rapport à la tradition du livre aux Pays-Bas qui est beaucoup plus importante. Le développement de bibliothèques publiques, solidement soutenu par le gouvernement, le développement constant de maisons d’édition flamandes, la position des chaînes et des grands groupes de librairies, l’attention croissante consacrée à la littérature et à l’information littéraire dans les médias sont autant de réalités d’un secteur qui tente d’atteindre le niveau quantitatif et qualitatif du marché du livre néerlandais. La grande dépendance du capital familial – en restant à l’écart de groupes financiers et en se détournant du capital tous publics – détermine cependant beaucoup trop le rythme de croissance.
La triple influence des Pays-Bas
L’implantation et la création de filiales en Flandre
C’est essentiellement dans le marché de l’édition générale que les importations des Pays-Bas jouent un rôle important. Un peu plus de 60% du chiffre d’affaires des prix à la consommation sont réalisés grâce à des livres produits par des maisons d’édition établies aux Pays-Bas. Les trois grands groupes – PCM, WPG et Veen-Bosch & Keuning – qui représentent ensemble plus de la moitié du marché du livre tout public aux Pays-Bas, sont aussi bien représentés en Flandre par l’intermédiaire de leurs filiales. PCM (Perscombinatie Meulenhoff) avec des maisons d’édition telles que Bert Bakker, Prometheus, Meulenhoff, Unieboek, Pockethuis, Spectrum, Bruna… WPG (Weekblad Persgroep) avec des fonds comme Arbeiderspers, Querido, De Bezige Bij, Nijgh & Van Ditmar, Ploegsma, Leopold… Et un groupe plus récent Veen-Bosch & Keuning, né de la fusion entre l’ancienne division de Wolters Kluwer, Veen Uitgeversgroep, et l’ancien groupe Combo - Bosch & Keuning, avec des labels tels que Contact, Atlas, Zomer & Keuning, Luitingh-Sythoff, Augustus, Anthos, Ambo, Cantecleer…
La deuxième influence financière est perceptible dans les filiales de maisons d’édition néerlandaises créées (ou achetées massivement) en Flandre. PCM est propriétaire à 100% de Standaard Uitgeverij qui, outre l’importation des fonds PCM néerlandais, développe également ses propres activités d’éditeur sur le marché général, sous le label SU et Manteau, et qui, sur le marché de la bande dessinée, représente une part importante avec les séries Suske en Wiske (Bob & Bobette), Kiekeboe, Nero, De Rode Ridder, etc.
WPG-Flandre est responsable de la commercialisation et de la distribution des fonds de WPG-Pays-Bas. Ce groupe n’exerce pas d’activités d’édition propres depuis l’établissement flamand en dehors d’un département d’acquisitions pour les livres de jeunesse Querido.
L’établissement flamand de Veen-Bosch & Keuning se concentre aussi sur le renforcement de la position des fonds de groupes néerlandais sur le marché flamand. Son activité d’édition est concentrée sous le label Houtekiet.
Bon nombre d’auteurs flamands sont édités par des maisons néerlandaises
La troisième présence moins visible du capital néerlandais sur le marché du livre flamand réside dans le fait que bon nombre d’auteurs littéraires originaires de Flandre sont édités par des maisons néerlandaises. Hugo Claus chez De Bezige Bij par exemple, tout comme, entre autres, Leonard Nolens, Leo Pleysier, Eddy Van Vliet… Stefan Hertmans chez Meulenhoff, ou Monika Van Paemel, Luuk Gruwez… ; Erwin Mortier et ses nouveaux recueils chez Cossee ; les auteurs pour la jeunesse, Bart Moeyaert et Anne Provoost, chez Querido. Prometheus accueille Tom Lanoye et Herman Brusselmans. Atlas assure la production et la promotion de Geert Van Istendael et de Kristien Hemmerechts. La position puissante des maisons d’édition néerlandaises sur le marché de la fiction littéraire, tant aux Pays-Bas qu’en Flandre, exerce une force d’attraction supplémentaire sur les auteurs originaires de Flandre qui accèdent plus facilement au marché concurrentiel et actif des Pays-Bas sous un label néerlandais. Un marché qui est en outre très ouvert aux traductions (plus ou moins 50 % du chiffre d’affaires sur le marché général).
Les points forts des maisons d’édition flamandes : le livre d’art, le livre pour la jeunesse et éducatif
La réalité de l’influence néerlandaise sur le marché du livre flamand a fait opter les maisons d’édition flamandes pour des créneaux spécifiques ayant une solide position. Pour le livre d’art, des labels comme le fonds Mercator, Ludion et Lannoo sont aussi des garanties internationales de qualité pour une impression professionnelle, des textes innovateurs et des illustrations à valeur ajoutée. Le succès d’éditeurs flamands de livres pour enfants et pour jeunes – faisant appel à des illustrateurs créatifs comme Klaas Verplancke, Carll Cneut, Gerda Dendooven, Ingrid Godon – est également international. Des maisons d’édition comme Clavis, Davidsfonds/Infodok, De Eenhoorn, Bakermat, Averbode réussissent de mieux en mieux à imposer leurs productions traduites à l’étranger.
Le marché éducatif – livres scolaires et manuels – est un marché typiquement national. Les structures scolaires propres au pays, la connaissance indispensable de l’organisation et les programmes scolaires, la nécessité d’une collaboration avec les auteurs locaux et les professionnels font que les maisons d’édition établies en Flandre comme Wolters - Plantijn (Wolters Kluwer Groep), De Boeck (Standaard Educatief et De Sikkel), Van In, Pelckmans, dominent ce marché. Quant au segment en pleine expansion de l’enseignement supérieur, il est en majeure partie pris en charge par des maisons d’édition flamandes comme Acco, Garant et VUB-Press. Le marché spécialisé de l’information professionnelle est dominé par l’établissement flamand de Wolters Kluwer.
Le marché de la bande dessinée est historiquement le fer de lance de la Belgique. Des spécialistes belges (francophones) comme Dupuis, Lombard, Casterman, Dargaud ont une orientation internationale et publient également la traduction de la plupart de leurs séries en Flandre et aux Pays-Bas. Les maisons d’édition ayant une longue tradition de la bande dessinée sont Standaard Uitgeverij et Stripuitgeverij (propriété depuis 2000 de Dupuis), l’accent étant mis sur la bande dessinée familiale et les produits de studio.
Les documents et les livres qui traitent de thèmes sociaux flamands/belges sont aussi publiés par des maisons d’édition flamandes. Van Halewyck, Houtekiet, Roularta Books sont les principaux acteurs dans ce domaine.
Ce qui est étonnant, c’est le manque quasi total de participations dans le secteur du livre d’autres groupes de médias. Les grands groupes de journaux financiers flamands – Vlaamse Uitgevers Maatschappij, Persgroep, Regionale Uitgevers Groep – et les magazines dominants – Roularta Media Group et Sanoma – n’ont aucune participation significative dans l’industrie du livre.
En ce qui concerne le commerce de détail de livres, c’est Standaard Boekhandel qui domine le marché avec 72 magasins – groupe financièrement détenu par De Zuid Nederlandse Uitgeverij / Deltas – dont au moins un établissement dans chaque ville de Flandre. La FNAC compte six filiales en Belgique, dont quatre en Flandre (Anvers, Gand, Leuven, Wijnegem), une à Bruxelles et une en Wallonie (Liège). Comme troisième maillon de la chaîne, on trouve les magasins CLUB - anciennement GB Group, devenu Mitsika.
Un marché total de 420 millions d’euros
Le total des dépenses consacrées au livre en 2001 – en prix à la consommation – s’élevait tous marchés confondus à 410 millions d’euros. Par rapport à l’année 2000, il s’agit d’une légère hausse absolue qui, en euros constants, représente même une baisse pour certains marchés partiels (éducatif et général).
Près de deux tiers – 260 millions d’euros – ont trait au marché partiel du livre tous publics, dont plus de 60 % sont importés des Pays-Bas et 7 % sont en langue étrangère.
Le marché des livres scolaires – un marché intérieur comme nous l’avons déjà dit – représente un chiffre d’affaires de 60 millions d’euros, dont plus de 90% proviennent de productions de maisons d’édition établies en Flandre.
Le marché spécialisé du livre d’information scientifique – total : 65 millions d’euros – est à 50% un marché intérieur (entre autres les livres d’étude pour l’enseignement supérieur), à 50% un marché d’importation, dont 80% en langue étrangère et 20% importés des Pays-Bas. Le marché de la bande dessinée – dépenses : 35 millions d’euros – est réparti entre les maisons d’édition flamandes (60%) et l’importation de traductions (35%) et des Pays-Bas (5% du chiffre d’affaires total).
Offre, production, producteurs de titres
D’après les estimations, le fichier de titres actifs des maisons d’édition flamandes comprend 30 000 titres et celui des maisons d’édition établies aux Pays-Bas, 80 000. Réciproquement, ces titres ne sont pas tous échangés : les livres scolaires, les sujets propres au pays, les titres n’ayant qu’une signification régionale ne sont distribués que dans leur pays d’origine.
Chaque année, 13 000 à 14 000 nouveaux titres néerlandais font leur apparition sur le marché. Parmi ceux-ci, environ 3 000 sont proposés par des maisons d’édition établies en Flandre. Un peu plus d’1/3 fait partie du domaine « science et technique », 30% sont des livres de jeunesse, y compris des bandes dessinées, un peu plus d’1/6 est constitué de livres pédagogiques. En ce qui concerne le genre langue et littérature, la production représente 10% du total. Les autres genres – livres d’art, loisirs, sport… – représentent ensemble 7% de la production de titres.
55 maisons d’édition produisent 98% des titres – 11 d’entre elles combinent les fonctions d’éditeur et d’importateur. Par ailleurs, 13 sociétés s’occupent uniquement d’activités d’importation, principalement en provenance des Pays-Bas.
Les maisons d’édition flamandes ont exporté pour 71,2 millions d’euros en 2001 – soit 27% de leur chiffre d’affaires total. Un peu plus de la moitié de l’exportation de livres est destinée aux Pays-Bas. Près de deux tiers des exportations sont des livres tous publics - les titres de De Zuid Nederlandse Uitgeverij axés sur le marché international, avec des personnages tirés de bandes dessinées et de récits à épisodes dominant fortement. Près de 30% du chiffre d’affaires des exportations sont constitués de titres d’information scientifique ; 7% du chiffre d’affaires réalisé à l’étranger proviennent des bandes dessinées (principalement à destination des Pays-Bas).
Organisation professionnelle
La situation du marché se reflète dans la structure de l’association professionnelle. À côté de l’association des éditeurs (Vlaamse Uitgevers Vereniging) et de l’organisation des libraires (VBB), l’importante partie de marché des importateurs pour la Flandre est organisée en un groupe distinct (VBI). En ce qui concerne les thèmes et intérêts propres au secteur, une collaboration a lieu au sein de l’organisation syndicale de coordination boek.be, où chacun des groupes du marché détermine 1/3 des représentants et du processus décisionnel.
Des actions promotionnelles collectives sont organisées en commun et sont entre autres axées sur les livres pour enfants et pour jeunes (mars), sur les livres traitant de hobbies (mai), sur le livre à suspense (juillet-août), sur le livre littéraire (avril) et sur les livres à offrir (décembre).
Chaque année, début novembre et depuis plus de 70 ans, a lieu à Anvers la Foire du livre (Boekenbeurs) pour la Flandre, un salon tout public qui attire plus de 160 000 visiteurs.
Le secteur a également développé un système électronique d’information et de commande – www.boekenbank.be – qui sert de moyen de commande dans la relation librairie/fournisseur et qui offre aux particuliers des possibilités de recherche de titres en néerlandais, avec possibilité de commander via la librairie.
Tant au niveau des entreprises individuelles – surtout dans la relation import/export – qu’au niveau des organisations professionnelles, les concertations entre la Flandre et les Pays-Bas sont très fréquentes.
Politique du livre
La structure fédérale de l’État belge ne facilite pas la tâche au secteur du livre. « Le livre – les lettres – la littérature – la politique » font partie des matières fédéralisées et ne relèvent donc pas de la compétence du gouvernement de la Région flamande. Les affaires telles que le travail des bibliothèques publiques, les subsides octroyés aux auteurs et éditeurs, les prix littéraires, la promotion de l’exportation… font donc partie du domaine de la Flandre. D’un point de vue structurel, des aspects aussi importants que la législation économique (prix fixe du livre), les thèmes socio-fiscaux (statut d’auteur adapté), la législation concernant les auteurs (droit de prêt, reprographie), font partie des compétences du gouvernement fédéral et reçoivent dans la pratique trop peu d’attention, ils sont souvent le théâtre d’oppositions entre Flamands et Wallons et ne sont pas nécessairement en phase avec les choix politiques plus culturels des gouvernements des régions.
Dans le domaine culturel, le gouvernement flamand a accordé une grande attention à l’infrastructure (bibliothèques publiques, centres culturels) et à la fréquentation. Ainsi, la position du producteur culturel auteur, éditeur, artiste – et celle du distributeur intermédiaire – librairie, musée, constitution de collections – sont restées subordonnées. Un dépassement dans les limites des budgets culturels limités n’est pas évident.
La création récente du Vlaams Fonds voor de Letteren (Fonds Flamand des Lettres) est un premier pas vers une prise de décision autonome au sujet des subsides dans le secteur culturel.
Un avenir plein de défis
Tout comme dans d’autres pays, une mission permanente s’applique au secteur du livre en Flandre afin de repositionner le livre en tant que support sur le marché informatif-récréatif par rapport aux nouveaux produits et services faisant leur apparition sur ce marché. Les efforts qui ont été fournis dans le passé pour réaliser le dépassement nécessaire et faire face à la concurrence avec les éditeurs néerlandais ont été une bonne préparation pour affronter cette nouvelle phase. Bien que l’infrastructure soit encore fragile et le soutien du gouvernement juridiquement et économiquement limité, bien qu’il faille en grande partie s’autofinancer, que la professionnalisation soit trop peu soutenue par la formation et la recherche…, les résultats (internationaux) obtenus montrent qu’un investissement cohérent dans des créneaux, dans le savoir-faire et l’esprit d’entrepreneur offre des chances de survie et de développement.
Surtout pas d’autosatisfaction, donc.
*Carlo Van Baelen, économiste spécialisé dans le secteur du livre, est directeur du Vlaams Fonds voor de Letteren (Fonds Flamand des Lettres).