La bande dessinée néerlandphone a une tradition aussi ancienne que la BD elle-même puisque les premières histoires en images en néerlandais apparaissent dès 1493. De même, une tradition d’imagerie comparable aux Images d’Epinal existe de longue date : dès le début du XIXe siècle, les éditions Brepols à Turnhout (Belgique) impriment des estampes qui sont parfois des traductions de travaux des éditions Pellerin à Épinal. L’industrie des bandes dessinées, née en Europe rappelons-le, suit en Hollande et en Flandre le même chemin que celui des autres marchés du continent. Les éditeurs importent parfois les œuvres des pays proches, comme en témoigne l’édition néerlandaise des albums du Suisse Rodolphe Töpffer, l’inventeur de la BD moderne, dès 1866. Au début du siècle suivant, comme partout ailleurs, l’influence américaine se fait sentir, en partie grâce au développement du cinéma, déjà. Les premières BD modernes néerlandophones du classique hollandais Marten Toonder (né en 1912) doivent pas mal à Walt Disney. Avant la Seconde Guerre mondiale, ces BD comportent rarement des bulles dans les images, comme c’est le cas en France. Dès cette époque, la production autochtone est vivace. Sous l’influence américaine, elle est essentiellement orientée vers les quotidiens et les magazines même s’il existe, comme chez nous, quelques séries d’albums. On notera la série Sjors de Frans Piet (1938) et surtout, à partir de 1940, Tom Poes de Marten Toonder ou des auteurs comme Hans Kresse (1921-1992, auteur de Eric de Noorman) dont les qualités graphiques et scénaristiques sont parfaitement aux normes des meilleures productions internationales.
L’hégémonie de la bande dessinée belge (air connu)
Le parallèle historique avec le marché français ne s’arrête pas à ces débuts prometteurs. Comme pour la France, le marché des albums se met à exister à partir des années 1950-60. Il prend, en Hollande comme en France, une ampleur phénoménale. Toutefois, le fait mérite d’être observé, comme en France, l’après-guerre voit fleurir une bande dessinée belge inventive et dynamique qui conquiert le marché et se place, pour de longues années, en position hégémonique.
Les vecteurs sont cependant très différents. Si en France, les productions du journal Tintin et Spirou prennent une place éminente, celles-ci, pourtant présentes sur le marché néerlandophone, ont un adversaire de taille : la série Suske en Wiske (1945) du Belge Willy Vandersteen (1913-1990), connue en Belgique et en France sous le nom de Bob & Bobette (Editions Standaard). Cet Anversois saura très vite prendre l’ascendant sur tous ses concurrents dont le Flamand Marc Sleen (né en 1922), auteur de Nero qui remporte également un grand succès. Il doit sa suprématie à une ardeur infatigable et des talents de conteur exceptionnels qui lui permettent de produire des scénarios en continu tandis qu’une équipe d’assistants organise autour de lui ce qui deviendra très vite un studio. Ce qui est frappant chez Vandersteen, fait unique en son genre qui n’a aucun équivalent en France, c’est qu’il est capable de mener de front une dizaine de créations parmi lesquelles les séries Suske en Wiske et Bessy remportent un succès considérable. Depuis les années cinquante, la série Bob & Bobette produit quatre albums par an et comporte aujourd’hui plus de deux cents titres qui frisent actuellement au total chaque année les cinq millions d’exemplaires, sans compter le magazine hebdomadaire éponyme qui écoule plus de 30 000 exemplaires par semaine, essentiellement en portefeuilles de lecture. Son autre série célèbre, Bessy (Editions Standaard), une aimable démarque de Karl May dont le héros est un chien Lassie, un temps traduite en France et dessinée par ses assistants Jef Broeks (né en 1943) et Karel Biddelo, est une commande de l’Allemagne où elle a été vendue entre les années 50 et 70, pas moins de 400 000 exemplaires par semaine ! Vandersteen tenta à plusieurs reprises de s’implanter sur le marché francophone. Maîtrisant la langue de Voltaire avec la même aisance que celle de Vondel, il s’intégra à l’équipe du journal Tintin dans les années 50 non sans passer sous les fourches caudines d’un Hergé trouvant son dessin « trop vulgaire », ses personnages recevant pourtant un accueil favorable de la part du public, et il finira par partir.
Une diffusion particulière
Plusieurs points fondamentaux distinguent le marché de la BD néerlandophone de celui de la BD francophone.
Le premier est le système de diffusion. L’essentiel de la diffusion de la BD passe par les kiosques, ce qui explique en partie la suprématie des séries flamandes comme Suske & Wiske, Nero, ou encore Jommeke de Jef Nijs : chaque trimestre, elle s’alimente d’une nouveauté alors qu’une série francophone comme Les Tuniques bleues (Dupuis) produit au mieux un nouvel album chaque année.
La deuxième caractéristique de ce marché, qui découle de la première, est que les BD néerlandophones sont le plus souvent brochées. Ce format souple les rapproche de la forme du magazine, aussi bien d’un point de vue physique (elles se placent facilement à côté des mensuels dans les rayonnages des kiosques) que pécuniaire : les BD flamandes et hollandaises sont bien moins chères qu’en France : 4,10 euros contre 8,55 euros en moyenne pour nos albums cartonnés. C’est pourquoi, contrairement aux autres marchés européens, les mangas ont eu des difficultés à s’introduire en Hollande : le positionnement prix des produits japonais n’entrant en aucune façon en concurrence avec les produits locaux.
Les opérateurs francophones très présents
Ne croyons pas pour autant que les éditeurs francophones soient absents. Implantée depuis 1961, grâce aux Éditions du Lombard, alors associées à Dargaud, la collection Astérix est un best-seller en Hollande et en Flandre. Ses ventes dépassent les 300 000 exemplaires par nouveauté et les ventes totales depuis son apparition se comptent en millions d’exemplaires.
Mais à la différence des autres marchés d’exportation où les éditeurs se contentent de céder des licences à des opérateurs locaux, en Hollande et en Flandre – et c’est là encore une caractéristique de ces pays – les principaux leaders francophones publient eux-mêmes en néerlandais. Rien de bien surprenant à cela : les éditeurs belges (Casterman, Dupuis, Lombard), longtemps leaders sur le marché français pouvaient, grâce à un bilinguisme naturel, contrôler sans grand effort ce marché proche. Bien avant que Dargaud ne fit partie du même groupe que les Editions du Lombard, l’éditeur du journal Pilote créa, sous l’impulsion de l’agent Jacques De Kezel, sa filiale Dargaud Benelux. Les éditions Glénat ne tardèrent pas à l’imiter, soutenues en cela par leur diffuseur belge La Caravelle et le spécialiste belge devenu sa cheville ouvrière, l’éditeur Paul Herman. Les éditions Albert René et Marsu Productions procédèrent de la même façon, cette dernière par l’intermédiaire de son agent pour le Benelux, Artistes Associés. Seuls, parmi les grands éditeurs français, Delcourt, Soleil, Humanoïdes Associés et Fluide Glacial, continuent à vendre des licences essentiellement aux éditions Talent et Arboris, ce qui explique que leur présence sur le marché néerlandophone est moindre. La plupart des séries francophones qui ont un certain succès en Flandre sont traduites en néerlandais, dans une proportion que l’on peut estimer à plus de 50%. Un pourcentage qui est énorme si on le compare aux autres domaines du livre et que ne traduisent pas les statistiques officielles, seulement concernées par les cessions contractuelles.
Des auteurs néerlandais appréciés en France
Malgré les multiples tentatives des éditions Standaard pour implanter Bob & Bobette outre-Quiévrain et le fait que cette collection vende plus de 200 000 exemplaires par an seulement en Belgique francophone, l’acclimatation du best-seller flamand en France n’a jamais pu se faire. Les rares traductions françaises d’auteurs néerlandophones sont le fait de quelques individualités souvent atypiques : Léon La Terreur de Théo van den Boogaard, découvert par Magic-Strip, est présent dans le catalogue Albin Michel. Franka de Henk Kuijpers a pendant quelques années figuré au catalogue des Humanoïdes Associés avant de disparaître (la série continue de paraître en Hollande). Les auteurs Joost Swarte, le théoricien hollandais de la « Ligne Claire », ce style Hergé modernisé qui a fait fureur à la fin des années 70, et le graphiste belge Ever Meulen ont fait les beaux jours de la maison parisienne Futuropolis avant de disparaître corps et biens. De même, l’humoriste flamand Kamagurka, actuellement publié par Glénat, après avoir figuré au catalogue d’Albin Michel, n’est vraiment apprécié que par un cénacle de spécialistes. On souhaite le meilleur succès pour Rampokan Java de Peter van Dongen publié au printemps par Vertige Graphic, dont le thème (la décolonisation de l’Indonésie) et le dessin (un style Hergé d’une incroyable virtuosité) devrait rencontrer un public d’amateurs éclairés.
Seul un dessinateur de BD hollandais recueille, depuis de longues années, la faveur des Français : le dessinateur de presse Willem dont les dessins illustrent tous les jours les chroniques de Libération. Rappelons qu’après avoir été l’un des dessinateurs underground les plus en pointe des Pays-Bas, Willem habite depuis plus de vingt ans… en France. Ses œuvres figurent aussi bien au catalogue de Mille et Une Nuits qu'à celui de l’Association.
La campagne hollandaise des Éditions Dupuis
Cette histoire belgo-belge est restée relativement ignorée des observateurs français. En octobre 2000, la maison d’édition belge Dupuis a acquis la société de bande dessinée flamande Infotex, éditeur du best-seller Jommeke créé par le dessinateur Jef Nijs en 1955. Au catalogue figuraient également The Simpsons, K3, Cowboy Henk, Biep en Swiep, Rugrats et X-Files. Jommeke est l’une des séries les plus populaires de Flandre (un moment publiée en France par Glénat) qui jouit de nombreuses adaptations dérivées (Imagerie, réclame, CD-Rom, jeux vidéo…). Cette acquisition est un signe fort de la part de la maison carolorégienne illustrant sa volonté d’entrer sur le marché néerlandophone. Et effectivement, depuis deux ans, sous la houlette d’Alexis Dragonetti, responsable du développement dans ce secteur, le chiffre d’affaires de l’éditeur du journal Spirou (lequel paraît toutes les semaines en néerlandais, sans discontinuer depuis la guerre sous le nom de Robbedoes) a été multiplié par trois sur son secteur néerlandais.